(Afrikarabia 21/12/2010)
Après douze ans d’instruction sur l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président rwandais Habyarimana, les nouveaux juges « antiterroristes » français Nathalie Poux et Marc Trévidic ont levé les mandats d’arrêt internationaux qui avaient été lancés en 2006 contre des suspects rwandais par le juge Jean-Louis Bruguière. L’accusation marque le pas et pourrait aboutir à un non-lieu. Un coup de théâtre en perspective !
Le mercredi 6 avril 1994 vers 20 h 30, le Falcon-Dassault du président rwandais Juvénal Habyarimana est touché par deux missiles alors qu’il s’apprête à atterrir à Kigali. L’avion explose et ses débris tombent sur la résidence présidentielle, située à proximité de l’aéroport. Tous les occupants sont tués, à commencer par le président du Rwanda, son collègue du Burundi Cyprien Ntaryamira et les trois membres français de l’équipage. Un épais mystère entoure l’attentat. Et depuis lors, deux thèses s’affrontent.
Un attentat des extrémistes hutu ?
Pour les uns, l’attentat a été commis à l’instigation des extrémistes hutu, qui ne veulent pas du partage du pouvoir et de la paix avec la rébellion majoritairement tutsi de Paul Kagame, paix à laquelle vient de se résigner le président du Rwanda. A l’appui de cette thèse, le fait que le génocide des Tutsi et le massacre des Hutu démocrates commence quelques minutes après l'attentat, menés par la Garde présidentielle et le Bataillon de reconnaissance, bras armés des durs du régime. Soigneusement planifiée depuis des mois, l’extermination des Tutsi est menée avec méthode partout dans le pays. Elle fera environ un million de morts en cent jours.
Un attentat de la rébellion majoritairement tutsi ?
Thèse inverse : l’attentat aurait été commis par un commando de rebelles du Front patriotique, qui se serait introduit derrière les barrières des Forces armées rwandaises pour « aligner » l’avion. Selon les tenants de cette thèse, Paul Kagame aurait pris cyniquement le risque de voir les Tutsi du Rwanda exterminés, pour s’emparer plus facilement du pays. Et l’Armée patriotique aurait commencé à faire mouvement vers la capitale avant l’attentat.
La désignation du juge Bruguière
Peu après l’attentat, le mercenaire français et ancien « gendarme de l’Elysée » Paul Barril tente de déposer plainte en France au nom d’Agathe Habyarimana, la veuve du président assassiné, qui est sa cliente. Mais le Parquet refuse d’y donner suite. Il réitère en 1998 alors qu’une mission d’information parlementaire s’apprête à analyser le rôle de la France au Rwanda. Cette fois, l’avocate de Paul Barril a déposé une plainte au nom de la famille du co-pilote français. Le célèbre juge « antiterroriste » Jean-Louis Bruguière est désigné pour instruire la plainte concernant les victimes françaises de l’attentat. Et il acceptera ensuite que la famille du président Habyarimana, qui réside en France, se porte partie civile.
La « méthode Bruguière »
Convaincu que sa vie serait en danger s’il enquêtait au Rwanda, le juge refusera toujours de s’y rendre et négligera même d’ordonner une expertise balistique. Par contre, il entend longuement les chefs extrémistes hutu emprisonnés à Arusha dans l’attente de leur jugement par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) institué par l’ONU au lendemain du génocide. Ceux-ci pointent du doigt le mouvement rebelle. Le juge français accorde aussi une grande importance au témoignage d’anciens militaires de l’Armée patriotique qui s’accusent d’avoir participé à l’attentat. Très vite, la conviction du juge est faite : l’attentat ne peut avoir été commis que par le FPR de Paul Kagame. L’instruction se poursuivra dans cette seule direction, négligeant toute autre piste.
Une instruction chaotique
Des anomalies ont caractérisé l’instruction. Fabien Singaye, un ancien espion au service de la famille Habyarimana, par ailleurs gendre de Félicien Kabuga (recherché par le TPIR comme le supposé « financier du génocide » et toujours en fuite) est recruté par Bruguière comme interprète puis comme expert. Les « repentis » qui s’auto-accusent de l’attentat ne sont même pas mis en examen après leur audition. Plus tard ils reviennent spectaculairement sur leurs aveux. Le « juge antiterroriste » consulte des hommes politiques et des diplomates étrangers sur l’évolution de son dossier. L’instruction, menée uniquement à charge, « fuite » auprès de journalistes amis, etc.
Les mandats d’arrêt internationaux
Finalement, en novembre 2006, le juge Jean-Louis Bruguière émet neuf mandats d’arrêt internationaux contre de hauts dignitaires de l’armée rwandaise et tente d’obtenir du procureur du Tribunal pénal international, Carla Del Ponte, des poursuites contre le chef de l’Etat rwandais Paul Kagame (qui bénéficie en France de l’immunité). Il semble que le juge ait obtenu un « feu vert » de l’Elysée et du Premier ministre Dominique de Villepin, adeptes de la thèse du « double génocide » au Rwanda. Bruguière provoque la colère du gouvernement rwandais qui rompt ses relations diplomatiques avec la France.
Bruguière, militant politique
Selon un télégramme confidentiel de l’ambassadeur américain à Paris Craig Stapleton, - révélé récemment par Wikileaks -, le juge Bruguière lui avait confié « qu’il avait l’accord du président Chirac » et il n’avait « pas caché son désir personnel de voir le gouvernement Kagame isolé ». Dans ces conditions, « l’enquête Bruguière » est-elle encore une instruction judiciaire menée par un magistrat indépendant ou une opération politique complaisamment relayée judiciairement ? La question se pose avec acuité lorsqu’en 2007 le juge apporte un soutien public au candidat Nicolas Sarkozy et se présente lui-même aux élections législatives dans la 3e circonscription du Lot-et-Garonne. Les électeurs n’apprécient pas plus son arrogance que sa voiture blindée et ses gardes du corps dans cette circonscription réputée facile. Battu, Jean-Louis Bruguière ne peut décemment considérer sa mise en disponibilité comme une simple parenthèse, mais bien comme un point final à sa vie de juge d’instruction.
Le dossier repris par Marc Trévidic
Jusqu’alors, Jean-Louis Bruguière pouvait s’appuyer sur un magistrat adjoint, le juge Marc Trévidic. Ce dernier reprend la plupart des dossiers. Celui du Rwanda lui paraît simple : les 9 hauts gradés rwandais visés par les mandats d’arrêt ne se présentent pas à son cabinet. Le magistrat s’apprête donc à clore l’instruction et à renvoyer les suspects devant une cour d’assises qui, en leur absence, les condamnera automatiquement au maximum de la peine. C’est ce qu’il explique aux parties civiles et à leurs avocats au mois d’octobre 2008. Une telle issue empêchera définitivement les suspects de s’expliquer judiciairement, sauf à venir se constituer prisonniers en France, ce que personne n’envisage, à plus forte raison alors que les relations diplomatique sont rompues entre le Rwanda et la France.
Coup d’éclat : l’arrestation de Rose Kabuye
En novembre 2008, Rose Kabuye, l’élégante et charismatique chef du protocole du président du Rwanda, est arrêtée en Allemagne, en vertu d’un des mandats d’arrêt lancés par Bruguière, alors qu’elle prépare une visite de Paul Kagame. Si le régime rwandais organise de grandes manifestations de protestation, il ne s’oppose pas au transfert de Rose Kabuye vers la France. Et la confrontation avec Marc Trévidic se passe plutôt bien, d’autant que le juge des Libertés s'oppose à sa mise en détention provisoire. Bientôt, le juge lève le mandat d’arrêt la concernant et l’autorise même à des allers-et-retour entre Paris et Kigali, entre deux interrogatoires.
L’accès au dossier pour les accusés
Jusqu’alors, les Rwandais visés par l'ordonnance Bruguière n’ont pas eu accès au dossier d’instruction. La mise en examen de Rose Kabuye permet à ses deux avocats, le Français Lev Forster et le Belge Bernard Maingain, de s’y plonger. Ils ne tardent pas à en relever les errements. Il semble que les deux juges chargés du dossier, Marc Trévidic et Nathalie Poux, soient à leur tour surpris et leur intime conviction ébranlée par un certain nombre d’anomalies, en particulier l’absence d’expertise balistique. En septembre 2010, Marc Trévidic se rend au Rwanda avec des experts en balistique sur les lieux de l’attentat. Il a l’occasion d’interroger longuement Richard Mugenzi, l’espion-radio des FAR qui aurait « intercepté » le message de revendication de l’attentat par le FPR. L’homme révèle qu’il s’agit d’un montage grossier, que les enquêteurs du juge Bruguière, supposés expérimentés, se sont laissés abuser par une manipulation. En juin 2010, un nouvel interrogatoire d’Abdul Ruzibiza à Stockholm - peu avant sa mort - laisse transparaître que l’accusateur numéro 1 du FPR est un mythomane impénitent.
L’interrogatoire des autres suspects
Si Rose Kabuye a obtenu une simple « mise en examen » qui a levé son mandat d’arrêt, ce n’est pas le cas des autres suspects. Ils doivent préalablement être entendus par les juges français. Mais où ? Les juges refusent de les écouter au Rwanda. A l’étranger, ils seraient immédiatement arrêtés. Finalement, une solution est négociée entre les magistrats français, les avocats Bernard Maingain et Jean-Marie Mbarushimana, et le gouvernement du Burundi. Celui-ci s’engage à ne pas mettre les mandats d’arrêt à exécution, et à trouver un local sécurisé pour les interrogatoires. L’ambassade de France se charge de trouver des interprètes de qualité.
D’où sont partis les missiles ?
Sur les huit suspects « recherchés », deux manquent à l’appel : Éric Hakizimana, l’un des tireurs présumés, et le général Kayumba Nyamwasa. Le premier est introuvable. Le second, en délicatesse avec le gouvernement rwandais, a fui en Afrique du Sud. Les autres sont longuement interrogés par Marc Trévidic et Nathalie Poux, en particulier le général James Kabarebe, actuel ministre de la Défense du Rwanda. A l’issue de ces auditions, les juges prononcent leur mise en examen, qui permet de lever les six mandats d’arrêt internationaux. C’en est apparemment fini de la crispation judiciaire. On n’attend plus que les expertises balistiques. Si elles concluaient que les tirs de missiles ne sont pas partis de la vallée de Masaka mais du camp Kanombe, fief de la Garde présidentielle du président Habyarimana, on s’acheminerait sans doute vers un non-lieu général. Et les investigations prendraient la direction opposée.
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