vendredi 27 août 2010

Liberia - Au cœur du trafic des diamants de sang

(Courrier International 27/08/2010)
Beau-frère de Charles Taylor, Cindor Reeves a été l’un des acteurs de l’odieux commerce. Il raconte en détail les conditions dans lesquelles l’ancien président distribuait les pierres précieuses.
Jeremy Ratcliffe, responsable de la fondation Nelson Mandela, a démissionné de ses fonctions le 18 août parce qu’il avait en sa possession des diamants bruts que lui avait remis le mannequin Naomi Campbell. Alors que celle-ci voulait que le fonds les utilise à des fins caritatives, Jeremy Ratcliffe a déclaré qu’il n’avait pas voulu impliquer la fondation dans d’éventuelles activités illégales. Charles Taylor, dont le procès s’est ouvert en janvier 2008, est accusé d’avoir dirigé en sous-main les rebelles du RUF pendant la guerre civile en Sierra Leone (1991-2002), leur fournissant armes et munitions en échange de diamants.
Si Naomi Campbell avait encore envie de porter des pierres précieuses d’origine douteuse, Cindor Reeves serait toujours en mesure de lui en procurer. Même s’il vit au Canada, à des milliers de kilomètres de son Afrique de l’Ouest natale, et que le trafic des diamants de sang est interdit depuis bien longtemps, il “n’aurai[t] pas le moindre problème, assure-t-il. Quelques coups de fils, et les pierres seraient envoyées à l’endroit souhaité… Ce trafic est censé être sous contrôle mais il continue quand même et, tant qu’il se poursuivra, la violence continuera de ravager l’Afrique.”
En matière de pierres précieuses, Cindor Reeves dispose d’un réseau unique, même si la plupart de ses contacts sont aujourd’hui morts, en cavale ou en prison. Cet homme de 38 ans, grand et posé, n’est autre que le beau-frère de Charles Taylor, le dictateur du Liberia qui, en 1997, aurait offert à Naomi Campbell des diamants bruts. Pendant quatre années mouvementées, Cindor Reeves s’est trouvé au cœur du trafic des diamants de sang. Envoyé personnel de Charles Taylor, il supervisait les transactions – armes contre pierres précieuses – avec les rebelles de la Sierra Leone voisine, ces hommes ivres de drogue et d’alcool qui s’étaient imposés en violant, mutilant et massacrant au cours d’une guerre civile qui fit près de 150 000 morts.
Il reçoit des menaces de mort sur son portable
Il n’ignore donc pas le lourd tribut humain qui permettait au “chef” – comme on appelait son beau-frère – de courtiser de jolies filles lors de soirées. Cette prodigalité était le fruit de dizaines de voyages clandestins en Sierra Leone. Aujourd’hui, Cindor Reeves a tiré un trait sur cet épisode de sa vie. Horrifié par les massacres engendrés par ce trafic, il s’est retourné en 2001 contre sa propre famille et s’est rapproché en secret du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, sous l’égide de l’ONU. Les informations qu’il a livrées ont permis d’étoffer le dossier à charge contre l’ancien président libérien et ses hommes. Charles Taylor aurait alors lancé des tueurs à ses trousses. Après une tentative d’enlèvement menée par un trafiquant d’armes ukrainien, à Paris, en 2004, il s’est exilé au Canada. Aujourd’hui, même s’il vit dans l’anonymat d’une petite ville de banlieue, il reçoit toujours des menaces de mort sur son téléphone portable.
“Un diamant brut ressemble à un gros morceau de sucre, lance-t-il. Mais dès que vous le passez sous l’eau et que vous le placez devant une source de lumière, la pierre précieuse apparaît. Les diamants de Sierra Leone sont incomparables. Ils sont bien plus beaux que ceux d’Angola, d’Afrique du Sud ou d’Australie.” En règle générale, seules les compagnies minières ont accès aux mines de diamants. Mais, en Sierra Leone, il suffit d’être équipé d’une pioche et d’un tamis. Dans ce pays pauvre où l’anarchie règne depuis des dizaines d’années, les groupes armés ont fini par faire la loi. Ironie du sort, c’est par volonté d’introduire davantage de transparence dans les transactions que Charles Taylor avait embauché son beau-frère. Le chef d’Etat libérien gagnait déjà des millions avec le trafic des diamants mais, comme il arrivait que certains de ses colis soient pillés au cours du voyage, cela avait fini par l’agacer, et il avait embauché l’une des rares personnes en qui il pouvait encore avoir confiance. A partir de 1998, Cindor Reeves accompagnait donc régulièrement le convoi lourdement armé qui traversait les fiefs du Revolutionary United Front (RUF) en Sierra Leone. Sa mission consistait à s’assurer qu’aucun diamant ne disparaisse en route.
Les acteurs de ces échanges n’étaient pas des plus fréquentables, et mieux valait ne pas chercher à les doubler. Aux côtés de Cindor Reeves se trouvait l’acheteur de diamants attitré de Charles Taylor, un djihadiste né au Sénégal qui s’était battu contre les Russes en Afghanistan, avait été formé par le Hezbollah puis par des membres des très redoutés services spéciaux de sécurité du président libérien. Du côté du RUF, on trouvait le commandant Sam Bockarie, dit le Moustique. Cet ancien coiffeur et danseur de disco était tristement célèbre pour sa manie de trancher les membres, les oreilles et les lèvres de ses victimes… Quant à ses hommes de main, ils avaient un goût prononcé pour l’alcool et la marijuana. “Les chefs du RUF arrivaient avec des paquets de diamants enveloppés dans du papier et du Scotch, raconte Cindor Reeves. Nous nous retrouvions dans la maison de Sam Bockarie. Une chaise était placée au centre de la pièce où les diamants étaient comptés un par un. Un drap blanc était placé sous la chaise, pour s’assurer qu’aucun diamant ne tombe. Sam Bockarie disait à ses lieutenants : ‘Lui, c’est le beau-frère du président Taylor, alors rien ne doit disparaître !’”
En tant qu’émissaire personnel de Charles Taylor, Cindor Reeves n’avait rien à craindre. Il était muni d’un laissez-passer spécial l’identifiant comme membre de la première famille du pays, qui lui permettait aussi de franchir sans encombre tous les barrages militaires et précisait qu’il ne devait agressé sous aucun prétexte. Mais, même dans ces conditions, il ne baissait jamais la garde. “La nuit, je mettais les diamants dans ma poche avant, et je dormais sur le ventre, se souvient-il. Il aurait fallu être fou pour essayer de me les voler. Les gardes tiraient au moindre mouvement suspect dans les buissons…”
“Des gardes s’acharnaient sur un type à coups de crosse”
De retour à Monrovia, la capitale en ruines du Liberia, Cindor Reeves livrait la marchandise à Charles Taylor. Une fois les pierres examinées par un expert, Charles Taylor mettait en action son réseau de revendeurs internationaux, qui comprenait des membres de la diaspora libanaise présente depuis longtemps dans toute l’Afrique, ainsi que des Européens en rapport avec le marché du diamant à Anvers, en Belgique. “A l’époque personne n’avait encore entendu parler des diamants de sang, précise Cindor Reeves. Ils pensaient qu’il n’y avait là rien de mal.” Ce dernier connaissait l’atroce réalité. Il avait visité les mines dirigées par les RUF, où des hommes, des femmes et des enfants travaillaient dans des conditions épouvantables. “Une fois, j’ai vu trois ou quatre gardes s’acharner sur un type avec la crosse de leurs fusils, simplement parce qu’il s’était arrêté pour boire de l’eau, raconte-t-il. Ils pensaient qu’il essayait de voler un diamant et voulaient même le forcer à avaler un laxatif… Après avoir assisté à cette scène, je me suis rendu compte de l’horreur de la situation.”
Cindor Reeves ne devrait pas témoigner en personne au Tribunal spécial pour la Sierra Leone, à la Haye, en raison d’un problème de protection des témoins ; il est pourtant l’une des principales sources d’information dans ce procès où rares sont ceux qui ont osé dire la vérité. “Lors du procès, Naomi Campbell a déclaré ne pas savoir que les pierres provenaient de Charles Taylor, dit-il. Pour elle, il ne s’agissait que de cailloux poussiéreux ! La peur se lisait dans ses yeux, car elle connaissait désormais le véritable visage de Charles Taylor.” Cindor Reeves n’a pas été convaincu par le témoignage de l’ancien mannequin, qui affirme que des gardes du corps lui auraient remis les diamants au beau milieu de la nuit. “Elle est une célébrité et personne ne peut venir frapper à sa porte en pleine nuit, explique Cindor Reeves. Charles Taylor est un personnage qui aime se mettre en avant et impressionner les autres. Il lui a sûrement remis les diamants en personne… Si elle n’avait pas été là, il les aurait probablement offerts à Nelson Mandela.”

Colin Freeman . The Daily Telegraph
© Copyright Courrier International

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