samedi 11 septembre 2010

Afrique du Sud -Lettre d'Afrique: Rions un peu avec Julius Malema

(Le Monde 11/09/2010)
Quand Julius Malema tient un sujet, impossible de le lui faire lâcher. Quand il entre dans une salle, on ne peut s'empêcher de l'écouter. Avec ces deux atouts, le président de la Ligue de la jeunesse de l'ANC (Ancyl) est certain que son cheval de bataille, la nationalisation des mines en Afrique du Sud, ne sera pas oublié. Beaucoup de monde, pourtant, s'y est employé, à commencer par les responsables de son parti, l'ANC (Congrès national africain), arrivé au pouvoir en 1994 après plusieurs décennies de lutte contre le pouvoir blanc, la discrimination et l'apartheid.
Fallait-il, alors, nationaliser les piliers économiques du pouvoir blanc, à commencer par les mines, sur lesquelles le pays avait bâti sa prospérité ? L'ANC l'avait pensé quand ses leaders étaient en exil, en prison ou dans la clandestinité. Puis, après 1990, avec la fin de l'interdiction de l'ANC et de ses alliés, ce projet avait été abandonné au milieu du grand compromis qui avait permis au pouvoir politique noir de s'établir en laissant à peu près intact le pouvoir économique blanc.
Depuis, les mécanismes pour intégrer des responsables noirs au sommet de l'économie ont montré leurs limites, et l'exaspération d'une jeunesse dont près de la moitié est au chômage est de plus en plus perceptible. A cette jeunesse, les formules sages de l'ANC ne suffisent plus. Julius Malema a les mots qu'il faut pour entraîner derrière lui les désespérés du faux miracle sud-africain. La nationalisation des mines est devenue son étendard.
Mercredi 8 septembre, à une conférence sur les mines qui se tenait à Johannesburg ("Mining for change", "L'activité minière pour le changement"), il revient à la charge. "Ceux qui risquent leur vie dans les mines, qu'ils en reçoivent le bénéfice", s'écrie-t-il, et la salle l'applaudit. "Les propriétaires ? Ils ne savent même pas où sont leurs mines. Ils rentrent du golf, ils jettent un oeil sur leur relevé bancaire, et s'ils voient que ça baisse, ils se mettent en colère, c'est tout." Les compagnies minières ? "Elles volent les pauvres ! Sans honte !" Conclusion : "Il nous faut plus d'argent pour payer les enseignants et les infirmières. Cet argent, où est-il ? Dans l'exploitation des mines. Voici pourquoi il nous faut nationaliser les mines."
Il précise aussi la manière de s'y prendre : "On identifie les minerais importants, et hop !, on prend. L'Etat récupère les droits, mais on permet au secteur privé de prendre 40 % de participation. Mais après, on les taxe, on prend des royalties, enfin on fait en sorte qu'il ne leur reste presque rien." Là, c'est l'hilarité dans la salle, où la moyenne d'âge est inférieure à celle des conférences habituelles réunissant le secteur minier.
Cette idée de nationalisation, Julius Malema et sa Ligue de la jeunesse l'ont lancée en avançant que les ressources appartiennent aux Sud-Africains, et que ce principe était inscrit dans un texte fondateur, la "charte de la liberté" signée en 1955 à Kliptown, un des quartiers de Soweto, par l'ANC et ses alliés. Depuis, il y a débat sur le sens des engagements pris alors, mais peu importe ces subtilités. Julius Malema met juste le doigt là où la société a mal : chômage, racisme, pauvreté, inégalités. Et, pour tout, il a le mot qui touche juste et le mot qui fait rire la jeunesse désorientée. La bonne graine de populisme ne saurait germer sans faire rire, surtout à une époque vouée à la distraction.
Naturellement, chaque plaisanterie est un piège. Par exemple, des révélations dans la presse ont mis en évidence l'existence de marchés publics obtenus par ses propres sociétés dans des circonstances floues. Pour un porte-parole des pauvres et opprimés, dont la Breitling scintille au poignet, cela peut sembler contradictoire. Julius Malema choisit d'en rire et d'en faire rire, comme ça, au culot. "Le problème de notre pays, ce sont les leaders corrompus, la petite élite qui s'enrichit, entame-t-il. Vous voyez, des gens comme Julius Malema, quoi." On se tord de rire.
Parfois, Julius Malema change de registre. Il a été condamné pour "incitation à la haine" par un tribunal pour avoir chanté à de multiples occasions un vieux chant de lutte qui appelle à "tuer le Boer" (l'Afrikaner). Peut-être était-ce une façon de pousser le divertissement plus loin.
Il y a beaucoup de gens qui ne trouvent pas Julius Malema si drôle, tout bien considéré, à commencer par les responsables de l'ANC, qui se tuent à expliquer que la nationalisation des mines n'est pas au programme du gouvernement. Le président de l'Ancyl feint de ne pas les entendre et va discuter de son programme avec Robert Mugabe ou Hugo Chavez. Avec l'insatisfaction qui monte en Afrique du Sud parmi les millions de pauvres, personne ne sait où Julius Malema s'arrêtera.
Blade Nzimande, ministre de l'éducation supérieure mais aussi secrétaire général du Parti communiste, l'a compris. Intervenant la semaine passée à une conférence sur l'enseignement, il expliquait : "Trois à sept millions de jeunes de 18 à 24 ans qui restent à la maison sans la moindre perspective, cela s'appelle une bombe à retardement. La situation actuelle est pire qu'elle ne l'était le 15 juin 1976, à la veille des émeutes de Soweto. Vous sentez ? C'est déjà là."
Courriel : jpremy@lemonde.fr.
Jean-Philippe Rémy
Article paru dans l'édition du 10.09.10

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