vendredi 24 septembre 2010

Afrique du Sud -Lettre d'Afrique : Danger, cochons sur la route

(Le Monde 24/09/2010) Il a l'art de détecter les cochons embusqués sur les routes de Johannesburg. Les cochons ? Oui, les cochons, terme péjoratif en argot sud-africain pour désigner la police, les poulets, les flics, les cognes, en traduction française libre. Ou encore, comme il les appelle aussi à l'occasion, les tranches de bacon, autre expression locale pour dire poulet. Et surtout : où se trouve le poulet. "PigSpotter" (le repéreur de flics) passe ses journées à repérer les contrôles policiers sur les routes de Johannesburg, et à transmettre l'information par micro-blogs sur Twitter.
La police a mis un certain temps pour saisir l'ampleur du phénomène. PigSpotter est en train de mettre en l'air tout son dispositif de contrôles volants dans la ville en signalant aux "suiveurs" de ses tweets (messages) où se trouvent les barrages, les radars, et en se moquant de la maladresse des tranches de bacon. Qui enragent. "Grosse dame en bleu cachée derrière le panneau de publicité" d'une sortie d'autoroute, signale un tweet. Le tweet tombe sur les téléphones, dans les voitures. Chacun est libre d'éviter la sortie pour éviter le contrôle et, donc, les poulets.
L'Afrique du Sud n'est pas un pays qui raffole de sa police. On lui reproche son absence en cas de problème et son omniprésence sur les routes. Le succès de PigSpotter en témoigne. Il a commencé à tweeter en juillet et compte à présent plus de 18 000 suiveurs. On ignore qui il est, mais il n'oeuvre sans doute pas seul. Aucune bête, même humaine, ne pourrait se démultiplier à cette vitesse aux quatre coins d'une ville étendue sur une centaine de kilomètres. Mardi après-midi, PigSpotter délivrait 19 tweets en une heure, en provenance d'endroits très éloignés. Grand est le soupçon que des éléments de la police participent à la mission d'information.
Cela pousse encore plus à la colère les responsables de la police, qui se sont juré d'arrêter l'insolent pour entrave à la justice. "Il n'insulte pas seulement la police municipale. Il insulte les officiers en uniforme. Ce sont des gens qui ont des familles, et il utilise ce langage vulgaire", a commenté le porte-parole de la police, Wayne Minaar. Plaisant euphémisme, bien éloigné du registre que fait naître le traqueur de cochons. Un utilisateur de Twitter, Vusi Mlambo, par exemple, a réussi à s'immiscer dans le débat en termes plus drus, "twittant" à son tour : "@PigSpotter appelle les stations de radio en disant qu'il est "prêt à négocier". Lol. Crève, espèce de chimpanzé, je te souhaite d'être six pieds sous terre." Le tout en 140 caractères, comme le requiert chaque message de Twitter. Réponse, aussi sec, de l'observateur des routes sud-africaines : "Alors maintenant tu me traites de chimpanzé ? Au moins je suis plus malin que toi, espèce de babouin." Là, on flirte avec l'insulte raciste. Heureusement, la règle des 140 caractères limite les effusions, et PigSpotter s'en va vers d'autres préoccupations...
Il ne sévit pratiquement que dans les banlieues nord de Johannesburg, plutôt blanches, habitées par la classe moyenne, au pire jusqu'à Pretoria, mais jamais dans les townships. Il recueille l'assentiment des auditeurs de la radio 702, très influente, surtout au sein de la classe moyenne blanche. Alors, le traqueur de cochons ne serait-il pas l'expression codée d'un curieux sentiment, interdit d'expression publique : l'exaspération d'une partie des Blancs sud-africains qui ne loupent pas une occasion pour affirmer que le pays part à vau-l'eau, même si tout prouve le contraire ?
Ou peut-être n'est-ce qu'une réaction de frustration face à une forme de liberté qui disparaît ? Il y a encore deux ans, rouler la nuit à Johannesburg était conditionné par deux règles de base : 1) ne jamais s'arrêter, notamment aux feux rouges ; 2) surtout, ne respecter aucune limitation, notamment en matière de vitesse et de consommation d'alcool. Pas l'ombre d'une voiture de police en vue. Il n'existe, hélas, aucune étude pour déterminer si les conducteurs se félicitant de cette liberté trompe-la-mort étaient plus nombreux que ceux estimant que la vie nocturne manquait de présence policière.
Mais l'approche du Mondial de foot a résolu la question. Avec des effectifs policiers renforcés et le besoin de prouver que le pays n'était pas un coupe-gorge, les autorités sud-africaines ont mis des policiers dans les rues. Mais pas toutes les rues, justement. De nombreux townships restent des zones où les policiers n'entrent que sur la pointe des pieds, se sachant juste "tolérés", comme le démontre dans une longue enquête Jonny Steinberg, excellent connaisseur des questions de sécurité en Afrique du Sud. "Qu'advient-il de l'action de la police quand elle ne reçoit plus l'assentiment de ceux qui doivent en bénéficier ? La réponse est d'une grande simplicité. D'une façon ou d'une autre, la police se retire", explique-t-il dans Thin Blue (éd. Jonathan Ball, 2008). Ayant quitté les quartiers où elles auraient pu tenter de "policer" l'espace public, voilà donc les forces de l'ordre en terrain plus facile, investissant les routes des quartiers riches, et désormais très occupées à de multiples contrôles de jour comme de nuit qui se concluent souvent par des échanges furtifs de billets entre deux portières.
La corruption de la police, PigSpotter en parle aussi, bien sûr. Pour toutes ces raisons, la chasse au traqueur de cochon est ouverte dans les rangs de la police. Bien sûr, celui-ci nargue les forces de l'ordre. Zorro se glisse sur les autoroutes de la ville en semant des Sergent Garcia qui s'épuisent à la course. Mais les policiers ont trouvé un défouloir : traquer sur les portables des conducteurs arrêtés aux barrages la présence de comptes Twitter "suivant" les messages de PigSpotter.
Jean-Philippe Rémy
Courriel : jpremy@lemonde.fr.
Article paru dans l'édition du 24.09.10

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