(Liberation 29/09/2010)
Les Nations Unies posent de nouveau la question de la responsabilité du Front Patriotique Rwandais (FPR) au pouvoir depuis juillet 1994 au Rwanda, dans les crimes commis en République Démocratique du Congo entre 1993 et 2003. Une version non définitive d’un rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) circule sur Internet et donne lieu à des réactions dans la presse. Ce rapport rappelle les faits, l’ampleur des tueries, la diversité de leurs auteurs et les qualifications juridiques applicables: crime de guerre, crime contre l’humanité voire génocide. Parmi les incriminés, le régime en place à Kigali qui réagit vivement en menaçant de retirer ses troupes de la force onusienne déployée au Darfour. Plusieurs aspects de cette histoire méritent discussion, on en retiendra deux.
Le regroupement dans une même catégorie, génocide, des violences commises par le pouvoir rwandais actuel et de celles de son prédécesseur, le gouvernement intérimaire d’avril 1994, heurte le sens commun qui fait la distinction entre deux ordres d’une part «tuez les tous» et d’autre part «tuez une partie d’entre eux». Les auteurs du génocide des Tutsis affirmaient haut et fort l’intention de les tuer tous et sont parvenus à leur fin au Rwanda, dans une forte proportion d’au moins un sur deux. En comparaison, l’envoi par l’Armée Patriotique Rwandaise (APR) d’escadrons de la mort au Congo (Zaïre, 1996-1997) ne répondait pas à l’intention d’exterminer tous les Hutus rwandais mais de tuer les fuyards dès que les circonstances le rendaient possible: l’ensemble de la population réfugiée était en bloc accusée d'avoir fait partie des "génocidaires". En revanche l’approche juridique, fondée sur la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, permet d’appliquer dans les deux cas la même qualification de génocide, et ce n’est pas sans conséquences. Un des effets des dénonciations perçues comme excessives est de permettre aux criminels de se prétendre victimes d’une injustice et de se dédouaner ainsi de leurs crimes. Ainsi, en 2008, l’accusation de génocide formulée par le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) à l’encontre d’Omar al-Bachir a apporté une pierre à la construction d’un mouvement de solidarité internationale, Union Africaine en tête, dans le but de soustraire le Président du Soudan à la CPI.
Une autre question vient immédiatement à l’esprit. Dans quelle continuité politique se situe le rapport du HCDH? L’ONU a plusieurs fois soulevé la question et les faits sont avérés depuis longtemps, notamment grâce au travail d’organisations congolaises telle Equipe d’Urgence de la Biodiversité (EUB) qui a témoigné du ramassage des corps des victimes en 1996 à Goma, d’Human Rights Watch, d’Amnesty International et de nombreux autres chercheurs. Des documents internes produits par Médecins Sans Frontières témoignent de l’intensité des polémiques publiques à l’occasion de la diffusion d’informations sur les massacres commis par les troupes de Paul Kagame. Dans ces documents, un élément est remarquable : de nombreux témoins ont bien du mal encore aujourd’hui à assumer leur rôle sans être en même temps les témoins de l’accusation et les avocats de Kigali. En effet, plusieurs types de pression ont souvent permis de transformer les humanitaires en auxiliaires des bourreaux du FPR. Tout d’abord n’a cessé d’agir l’engouement idéologique pour le nouveau régime rwandais censé incarner la résistance au génocide, la réconciliation nationale et une nouvelle culture de gouvernement en Afrique (le New African leadership cher à Bill Clinton). D’autre part, la présence silencieuse des organismes d’aide à proximité des scènes de crimes a servi d’argument pour nier leur existence. Il était impensable que des tueries importantes puissent se dérouler dans leur voisinage sans que les employés des organismes d’aide ne les remarquent.
Ainsi, le 27 avril 1995, dans les suites du massacre, à Kibeho (préfecture de Gikongoro, Rwanda), de plusieurs milliers de déplacés commis par ses hommes, Kagame exigeait, devant un parterre de diplomates et de journalistes, que la représentante de MSF désavoue publiquement les informations diffusées faisant état de milliers de morts. Ce jour-là MSF a refusé d’obtempérer. Les sicaires du FPR ont aussi mobilisé les équipements des organismes d’aide pour la logistique des massacres. Du 16 au 18 avril 1997, un responsable de MSF rencontre les représentants des Etats membres du Conseil de sécurité des Nations Unies pour leur signaler que les troupes de Laurent Désiré Kabila (leader de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo) et de Paul Kagame utilisent les organismes d’aide, dont MSF, comme appât pour regrouper les réfugiés rwandais en fuite dans la forêt zaïroise et les massacrer. En outre, les équipements de communication radio des humanitaires étaient utilisés par les officiers de liaisons qui accompagnaient les organisations humanitaires pour signaler la position des réfugiés aux équipes de tueurs. Le représentant de MSF insiste sur un point: l’association ne souhaite pas être citée comme source de ces informations. A l’examen des politiques criminelles conduites dans la région des Grands Lacs depuis une vingtaine années, le FPR se distingue par sa grande habileté à obtenir le silence voire le soutien actif des témoins. La rhétorique de la lutte contre le génocide et de la réconciliation nationale, les représailles administratives et les violences ont concouru à mettre au pas les récalcitrants. Mais les organismes d’aide ne sont pas les seuls à glisser sous la pression vers la fonction d’auxiliaire du bourreau. Diplomates, opérateurs économiques, journalistes et chercheurs ont été maintes fois placés devant le choix de mettre fin à leurs activités ou alors couvrir par leur silence voire collaborer, symboliquement ou matériellement, à des politiques criminelles.
La visite en urgence de Ban Ki-Moon à Kigali pour demander à Paul Kagame de ne pas retirer ses troupes de l’opération militaire internationale en cours au Darfour illustre les rapports contradictoires entretenus par de nombreuses institutions avec le régime de Kigali. Le Secrétaire général de l’ONU déclare à la presse à propos de la présence de l’armée rwandaise au Darfour: «Les forces rwandaises sont bien entraînées, très disciplinées et énormément respectées pour leur grande contribution à la paix et à la sécurité dans la région. Je demande avec insistance au président Kagame la poursuite d’une si noble contribution internationale,…». Ban Ki-Moon oublie probablement qu’un projet de rapport des Nations Unies évoquant l’assassinat par la même armée rwandaise au Congo d’environ 200 000 personnes est à l’origine de sa visite à Kigali.
•Par Jean-Hervé Bradol (Directeur d'études au Crash)
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