vendredi 22 octobre 2010

Afrique du Sud -Justice sans musique

(Le Monde 22/10/2010)

Lettre d'Afrique . En pleine audience de la 21e chambre du tribunal d'instance de Johannesburg, l'horreur : une sonnerie de téléphone portable... Pas un simple grelot avertisseur, mais une charge de cavalerie musicale. Comment un téléphone peut-il faire autant de bruit ? Son propriétaire, un homme en chemise rose, essaie de faire taire la machine et de s'esquiver en courant, plié en deux, comme s'il sortait d'un cinéma sans gêner les spectateurs. Il n'est pas assez rapide. Sur un geste du juge, un policier l'attrape par l'épaule, le pousse devant le prétoire sur lequel a été collé un gigantesque autocollant "Téléphones portables interdits".
L'heure est grave. Le juge Louw semble avoir été programmé pour sévir dans ce genre de circonstances. Sourcil froncé, le magistrat va rétablir ce qu'il appelle la "concentration" dans son tribunal. "Monsieur, qui êtes-vous ?" La réponse bredouillée est inaudible. Le policier en uniforme, embarrassé, répond : "C'est un de nos agents en civil, monsieur le juge." Le responsable de cet outrage était donc un policier. Il en faut plus pour calmer le magistrat : "Mettez-le-moi en cellule !"
L'homme en chemise rose est emmené en contrebas, dans l'un de ces cachots souterrains qui peuvent contenir, au total, jusqu'à cinq cents prévenus. On entend claquer les verrous. Dans la salle, chacun tâte nerveusement ses poches à la recherche de téléphones mal éteints. L'équivalent de 2 000 euros et six mois de prison, voilà la peine encourue. Et les audiences reprennent à la chaîne. Braqueurs, petits malfaiteurs, histoires violentes et compliquées de l'Afrique du Sud de tous les jours. Dans la confusion des langues, des situations mal éclaircies et des rapports mal remplis, mais sans sonnerie de portable.
Il est d'autant plus urgent de restaurer la solennité de la justice que, en ce mois d'octobre, la 21e chambre s'efforce de statuer sur des poursuites engagées pour "terrorisme". On attend une nouvelle comparution d'Henry Okah, un Nigérian accusé par la justice sud-africaine d'avoir été, depuis Johannesburg, le cerveau d'attentats à la voiture piégée organisés dans la capitale nigériane, Abuja, lors des célébrations du cinquantième anniversaire de l'indépendance, le 1er octobre. Il y a eu douze morts à Abuja. Dans la foulée, Henry Okah, proche des groupes armés du delta du Niger, a été arrêté. Il comparaît à présent devant la 21e chambre, mais les suspensions les plus diverses se multiplient. Cette fois, un membre de l'équipe du procureur a oublié un élément de preuve crucial dans sa voiture, garée un peu loin. On ramène Henry Okah dans sa cellule.
Dans ces intervalles, le tribunal reprend son cours. Deux prévenus sont à présent extraits des cellules, qui s'ouvrent dans un grincement de verrous et de métal mal huilé. Ils traînent étrangement les pieds en montant l'escalier qui les mène devant la cour. C'est qu'ils portent des fers au pied. Une nouvelle histoire de vol avec violence qui a mal tourné est résumée à grands traits par le procureur. Leur avocat tente d'arracher une remise en liberté sous caution. Le juge Louw, de toute évidence, a du mal à se faire à l'élocution du défenseur. "Pardon ? Vous dites ?" Dans la 21e chambre, on peine à se comprendre, à de nombreux égards. Cette fois, l'incompréhension dépasse les bornes, le juge Louw vient de saisir pourquoi : "Mais... vos yeux se ferment quand vous me parlez ! Votre élocution est pâteuse. Maître, êtes-vous sous l'influence de spiritueux ?" L'avocat qui peine à épeler son nom de manière intelligible est ivre, au minimum. Avant de sévir, le magistrat demande aux deux prévenus : "Il est de mon devoir de vous prévenir que cet homme peut ne pas représenter au mieux vos intérêts. Compte tenu de son état, souhaitez-vous le conserver comme avocat ?" En choeur, les deux malheureux enchaînés haussent les épaules et répondent : "Oui, pourquoi ?"
Pour qui comparaît avec la possibilité de se voir incarcéré une ou deux décennies dans des prisons terribles, quelques petits verres avalés de grand matin par leur avocat avant qu'il aille plaider ne constituent pas une contrariété majeure. Le juge ne l'entend pas ainsi. Exclusion de l'avocat, demande de sanctions disciplinaires auprès du barreau. "On ne va jamais y arriver, aujourd'hui, ce n'est pas possible", soupire le magistrat.
Insidieusement, un fort parfum de somnolence se répand. Un monsieur à grande barbe hirsute impliqué dans une sombre affaire de menaces exercées contre sa compagne vient de repartir libre, non sans avoir remonté son pantalon de joie, pour esquisser une révérence, lorsque le juge, exaspéré par la confusion des faits qui lui sont reprochés, a annulé toutes les poursuites dans l'espoir de faire avancer des affaires plus sérieuses.
Le comique et le tragique se mélangent à chaque instant. Voici un avocat, ne le nommons pas, qui attend une affaire. Il est afrikaner, enjoué, et, au bout de cinq minutes de conversation dans le couloir, le voilà qui se sent des envies d'étaler sa vie privée : "Attention, je ne suis pas raciste, d'ailleurs j'ai une petite amie noire. Aussi noire que ma robe, tiens. Enfin, pour être précis, j'ai deux petites amies noires." Il interrompt cette profession de foi pour demander à un confrère quel est, exactement, le cas pour lequel ils sont venus plaider tous les deux. Ce dernier l'ignore également, ayant égaré le courrier de leur client. "Je gagne de l'argent mais je ne sais pas exactement avec qui", conclut le premier.
Courriel : jpremy@lemonde.fr.
Jean-Philippe Rémy
Article paru dans l'édition du 22.10.10

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