(L'Express 30/10/2010)
ABIDJAN - La Côte d'Ivoire retient samedi son souffle à la veille d'une élection présidentielle à hauts risques qui doit clore une décennie de crise politico-militaire après six reports depuis 2005.
"Le jour de vérité", titrent en "Une" des quotidiens locaux.
Quelque 5,7 millions d'électeurs devront départager 14 candidats, dont les trois ténors de la politique ivoirienne, pour la première fois opposés: le président sortant Laurent Gbagbo (65 ans), l'ex-chef de l'Etat Henri Konan Bédié (76 ans) et l'ancien Premier ministre Alassane Ouattara (68 ans).
Le scrutin est censé mettre fin à la crise née du putsch manqué de 2002, qui a entraîné une guerre et coupé le pays en un sud loyaliste et un nord tenu par l'ex-rébellion des Forces nouvelles (FN) de Guillaume Soro, Premier ministre depuis l'accord de paix de 2007.
Alors que des retards dans les préparatifs ont jusque récemment fait planer le doute, la Commission électorale indépendante (CEI) tâchait samedi de parachever l'organisation du jour "J".
La distribution des cartes d'identité et d'électeur s'est accélérée ces derniers jours et doit se poursuivre dimanche dans les bureaux de vote.
L'acheminement du matériel électoral (bulletins, urnes, isoloirs) est monté en puissance au cours des dernières heures et devait continuer jusqu'à dimanche matin.
Les bureaux de vote seront ouverts de 07H00 à 17H00 (locales et GMT).
Vu l'importance de l'enjeu et les passions toujours vivaces, l'élection suscite à l'intérieur comme à l'extérieur "une grande inquiétude", selon l'expression d'un proche de M. Soro.
Si la campagne électorale, close vendredi dans la liesse à Abidjan par MM. Gbagbo et Ouattara, chacun de son coté, n'a pas été émaillée d'incidents majeurs, certains s'attendent à quelques accrocs lors du scrutin.
Mais c'est surtout la période qui suivra, jusqu'à l'annonce des résultats, qui alimente les craintes. Chaque camp s'est déjà dit certain de sa victoire.
La CEI a trois jours pour proclamer les résultats provisoires mais elle a pour "ambition" de les "donner dans la journée de lundi", indique à l'AFP l'un de ses vice-présidents, Amadou Soumahoro.
A la CEI comme dans l'équipe du Premier ministre, on estime qu'il faut annoncer au plus vite les résultats pour ne pas laisser un camp ou un autre proclamer, sur la base de ses propres comptages, sa "victoire" ou sa qualification pour le second tour (théoriquement prévu deux semaines plus tard).
Dans un entretien au Journal du dimanche, Laurent Gbagbo dit craindre des "violences" liées au scrutin. Elles "viendront de ceux qui perdront, affirme-t-il. Et comme ce n'est pas moi qui vais perdre..."
La sécurisation de l'élection est confiée à un état-major mixte loyaliste/FN, mais il ne pourra déployer les 8.000 éléments prévus, selon des sources concordantes.
Il devrait être aidé par les FN au nord et par la police et la gendarmerie au sud. L'Opération des Nations unies en Côte d'Ivoire (Onuci, plus de 7.000 hommes) et la force française Licorne (900 hommes) apporteront leur appui.
Signe des tensions à l'approche du vote, la décision des autorités de suspendre de dimanche à mardi la diffusion des SMS a été vivement dénoncée par l'opposition. "Présage d'une volonté manifeste" du camp Gbagbo de "manipuler les résultats", a-t-elle accusé.
Le représentant de l'ONU en Côte d'Ivoire, Youn-jin Choi, s'est engagé cette semaine à "prendre toutes les mesures nécessaires pour sauvegarder le verdict des urnes".
La France, ex-puissance coloniale, s'est dite "vigilante" et le président américain Barack Obama a appelé à la tenue d'une élection "pacifique".
Les jeux et les enjeux des élections en Côte d'Ivoire
Le scrutin présidentiel attendu depuis cinq ans doit avoir lieu ce dimanche. Revue de détail des inconnues de l'équation électorale ivoirienne.
L'enjeu de ce scrutin souvent reporté tient en une alternative d'une inquiétante simplicité. Ou la Côte d'Ivoire solde dans l'isoloir le conflit meurtrier déclenché, en septembre 2002, par le coup d'Etat avorté de la rébellion nordiste. Ou le "pays des éléphants" ravive ainsi, sur l'échiquier institutionnel ou dans la rue, les braises d'une crise dont l'accord de Ouagadougou, en mars 2007, a balisé l'issue sans en neutraliser les germes.
Comme dans la Guinée voisine, le dénouement dépendra de la crédibilité et de la transparence du processus électoral, mais aussi de l'aptitude des figures de proue de la flottille politique ivoirienne - le sortant Laurent Gbagbo, l'ancien président Henri Konan Bédié, ou HKB, et l'ex-Premier ministre Alassane Dramane Ouattara, alias ADO, tous trois candidats - à accepter le verdict des urnes et, pour les vaincus, à canaliser la rancoeur de leurs partisans. Relatives à la méthode de comptage, informatisé ou manuel, des suffrages, les empoignades qui enfiévraient encore à J-8 la Commission électorale indépendante (CEI) trahissent l'intense suspicion qui règne entre les clans rivaux. Car l'adversaire est par essence un fraudeur...
Les reports successifs de l'échéance présidentielle, différée à six reprises depuis octobre 2005, terme du mandat de Gbagbo, ont brouillé les codes démocratiques et perverti un débat empoisonné par la tentation populiste et le calcul ethno-régional. On l'aura compris: le feu couve encore sous la cendre. Est-il possible, à l'heure des trois coups, de décrypter toutes les inconnues de l'équation électorale? Pas sûr. Mais au moins peut-on, en cinq mots-clefs, les passer en revue.
Sondages. Conduites au long de l'année écoulée, une dizaine d'enquêtes d'opinion supervisées pour la plupart par l'institut français TNS Sofres promettent à Laurent Gbagbo une avance confortable au premier tour et une victoire aisée en cas de ballottage. Deux réserves toutefois. D'abord, ces sondages ont été commandés par l'équipe du "président-candidat", lequel leur accorde au demeurant un crédit tout relatif. Ensuite, les marges d'erreur, compte tenu de la méthodologie de l'échantillonnage et de l'inexpérience du partenaire local de TNS Sofres, avoisinent de l'aveu d'un expert les 15%.
Campagne. Jets privés, hélicoptères, cortèges de 4 x 4 flambant neufs, affiches géantes, tee-shirts à foison, public acheminé par des norias d'autocars: la débauche de moyens déployés par le trio de tête laisse pantois. Avantage là encore au sortant, qui ne rechigne pas - travers observé sous toutes les latitudes - à puiser dans les "moyens de l'Etat". Il arrive ainsi à sa première épouse, Simone, de rallier le site d'un meeting à bord d'un hélico de l'armée.
Autre indice de l'ampleur des investissements: la présence auprès des trois favoris de cadors de la communication politique. Pour "Laurent", Euro RSCG, dont le coprésident exécutif Stéphane Fouks, par ailleurs directeur général chez Havas, et le directeur associé, Marcel Gross, familier du pays, animent en personne la stratégie. Côté Bédié, c'est l'américain McCann-Erickson qui a raflé la mise. Ouattara, quant à lui, s'en remet à sa conseillère Patricia Balme et à l'agence Voodoo.
Gageons que les concepts et slogans retenus ne vaudront pas à nos "sorciers blancs" l'oscar de l'emballage électoral. Même si la thématique Gbagbo - "l'homme de la situation" - semble la plus percutante: "La paix est gagnée. Maintenant le développement. En avant." Formule plus policée que le leitmotiv distillé depuis des mois par ses fidèles: "On gagne ou on gagne." Henri Konan Bédié s'engage pour sa part à mettre son expérience "au service de la jeunesse". Tandis qu'Alassane Ouattara décline chiffres à l'appui ses "ADO-Solutions" sur fond de scènes de la vie quotidienne - école, hôpital, marché - qui fleurent bon le studio photo.
Ethnies. Pour l'emporter, chacun des trois principaux prétendants se doit de glaner des voix très au-delà de sa "clientèle identitaire". A savoir les électorats bété pour Gbagbo, baoulé pour HKB et dioula pour ADO. Propices aux brassages, l'urbanisation et les migrations internes ont quelque peu dilué le facteur communautaire. Tel est le cas notamment à Abidjan, capitale économique cosmopolite, qui abrite environ 30% des inscrits. Il n'empêche : à l'approche du jour J flottaient de nouveau dans les éditos des journaux militants les relents délétères de l'"ivoirité", cette idéologie du purisme racial apparue sous Konan Bédié.
Chantiers. Bien ou mal élu, le vainqueur héritera d'une tâche titanesque. Adossée à un potentiel fabuleux - café, cacao, mines, pétrole - et gâtée par la géographie, comme l'atteste l'essor des ports d'Abidjan et de San Pedro, débouchés maritimes des pays enclavés voisins, la Côte d'Ivoire a certes mieux résisté que prévu aux ravages du conflit Nord-Sud. Reste que la corruption et le clientélisme ont prospéré durant la décennie de plomb amorcé à l'orée du millénaire. Il reviendra donc au vainqueur de "dépolitiser" l'économie. Et plus encore de réunifier une nation coupée en deux. Si elle s'estompe sur les cartes, la ligne de fracture demeure ancrée dans les têtes et dans les coeurs.
France. La visite en terre ivoirienne, les 2 et 3 octobre, de Claude Guéant, le très influent secrétaire général de l'Elysée, marque pour le moins une inflexion. Soigneusement chorégraphié, afin de ne pas apparaître comme une reddition face au patriotisme ombrageux de Laurent Gbagbo, ce séjour a d'ailleurs suscité à Paris doutes et débats. "La publication de la liste électorale définitive et l'annonce d'une date supposée ferme ont emporté la décision, précise un diplomate de haut rang. Attendre la tenue du scrutin pour y aller aurait entretenu le malaise." Et quel malaise...
Voilà peu, en petit comité, Nicolas Sarkozy stigmatisait volontiers la "duplicité" de son homologue ivoirien, "qui nous balade depuis des années". Au fond, le voyage de Guéant obéit à la même logique que le dégel engagé avec le Rwanda de Paul Kagame: dès lors que le choix stratégique de la normalisation a été fait, on en paye le prix. Quitte, peut-être, à passer par pertes et profits des contentieux aussi brûlants que la disparition, en 2004, du journaliste franco-canadien Guy-André Kieffer, ou le bombardement, le 6 novembre de la même année, du camp français de Bouaké (neuf morts parmi les soldats du dispositif Licorne).
Si, sur les estrades, Gbagbo fait volontiers vibrer la corde anticolonialiste, donc francophobe, il a toujours veillé, à l'heure d'attribuer les marchés publics, à ménager les intérêts des partenaires hexagonaux. A commencer par ceux réputés proches de "Sarko", tels Vincent Bolloré et Martin Bouygues.
Le répétera-t-on jamais assez? "Laurent" et la France écrivent depuis des lustres non la chronique d'une haine ordinaire, mais l'histoire d'un dépit amoureux.
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