mardi 29 mars 2011

Côte d'Ivoire, Liberia - «La situation en Côte d’Ivoire rappelle celle du Liberia en 2000»

(Slate.fr 29/03/2011)

Pour Mégo Terzian, responsable des urgences à Médecins sans frontières, la situation sanitaire en Côte d’Ivoire est inquiétante. L’accès aux médicaments est rendu de plus en plus difficile, conséquence de la multiplication des combats et du blocage économique du pays.
Responsable des urgences à Médecins sans frontières (MSF), l’une des seules organisations internationales encore présentes dans l’ouest et le nord du pays, Mégo Terzian décrit la situation à Abidjan et dans le reste de la Côte d’Ivoire.
Il évoque des combats quotidiens, des mouvements de population et surtout une situation sanitaire qui se dégrade.
SlateAfrique - Vous étiez en Côte d’Ivoire récemment, peut-on parler d’une réelle aggravation de la situation sanitaire?
Mégo Terzian - Oui, la situation est très inquiétante. Il y a des foyers de combats un peu partout dans la ville d’Abidjan et dans l’ouest du pays. Cela cause des mouvements de population et l’abandon par le personnel du ministère de la Santé de certaines structures et hôpitaux médicaux. Tout ceci a des conséquences sur les populations civiles.
SlateAfrique - Quand vous dites «abandon», vous voulez dire qu’il y a des hôpitaux où il n’y a plus de personnel médical?
M.T. - Dans les communes du Nord d’Abidjan, notamment Adjamé et Abobo, une grande majorité du personnel médical a abandonné les hôpitaux. Selon les informations des autorités sanitaires sur place, sur les six hôpitaux des deux communes en question, seulement un continue à travailler correctement et les cinq autres ne sont pas fonctionnels.
Dans l‘est du pays, notamment dans des villes comme Toulepeu et Bloléquin, à la suite des derniers affrontements les personnels des hôpitaux ont également dû abandonner leur poste. Les populations qui demeurent dans ces deux villes n’ont donc pas accès aux soins.
SlateAfrique - La situation que vous décrivez est d’autant plus grave à Abobo qu'il s'agit d'un des quartiers où il y a le plus de combats...
M.T. - Effectivement. On a une équipe qui travaille depuis le 28 février dans l’hôpital d’Abobo-Sud et qui depuis le début de ses activités reçoit des blessés ou des victimes de violences tous les jours.
SlateAfrique - Comment expliquez-vous cette fuite du personnel médical? Sont-ils victimes d’exactions, par exemple de la part de gens qui ne sont pas de leur ethnie?
M.T. - Non. Mais les combats sont tellement violents que les gens ont peur, même le personnel médical. Au sein de MSF, on a encouragé notre équipe à continuer son travail au sein de l’hôpital d’Abobo-Sud, malgré les grandes difficultés rencontrées. C’est derniers jours, nous avons été confrontés à plusieurs démissions de notre personnel parce qu’ils n’arrivaient plus à travailler correctement.
SlateAfrique - Des rumeurs circulent en Côte d’Ivoire sur un embargo concernant les médicaments, est-ce une réalité?
M.T. - Il n’y a pas d’embargo sur les médicaments de la part de la communauté internationale. Mais les sanctions économiques, qui touchent les banques ivoiriennes, ont des répercussions indirectes sur le système de santé dans l’ensemble du pays, et pas qu’à Abidjan et dans l’Ouest du pays. La Pharmacie de la santé publique de Côte d'Ivoire (PSP-CI), qui est l’administration en charge d’importer les médicaments dans le pays, a des difficultés à accéder à ses comptes bancaires et donc à importer des médicaments de l’étranger. Les perturbations du système bancaire affectent donc indirectement le système de santé.
SlateAfrique - Les difficultés d’accès aux médicaments entraînent-t-elles une augmentation du recours aux faux médicaments et aux «pharmacies par terre»?
M.T. - Pour l’instant nous n’avons pas d’informations sur ce type de problèmes, mais c’est une éventualité et un risque à ne pas négliger.
SlateAfrique - Il y aussi la question des virements, puisque les Ivoiriens qui versaient de l’argent par Western Union pour l’achat de médicaments ne peuvent plus le faire.
M.T. - Oui, c’est un problème. Aujourd’hui, beaucoup d’Ivoiriens n’ont pas d’espèces pour pouvoir acheter des médicaments et d’autres nécessités leur permettant de continuer à vivre correctement.
SlateAfrique - Est-ce l’argent ou les médicaments qui manquent?
M.T. - Il y a des médicaments qui manquent. Sûrement parce que la pharmacie publique ivoirienne n’arrive plus à importer car ils n’ont pas accès à leurs comptes bancaires. La PSP-CI a annoncé qu’elle ne possèdait que 30% de son stock habituel disponible dans le pays, ce qui est un problème pour assurer l’approvisionnement des structures sanitaires.
SlateAfrique - La montée des sentiments antifrançais et anti-occidentaux a-t-elle des répercussions sur vos conditions de travail?
M.T. - Nous n’avons pas eu ce genre de problèmes avec les populations et les groupes paramilitaires ou militaires. Nous pouvons travailler correctement sur les zones où nous sommes présents.
SlateAfrique - Le personnel des Nations unies travaillant dans le domaine de la santé est-il menacé ou a-t-il des difficultés à se déplacer?
M.T. - Dans l’ouest du pays, les Nations unies ont évacué leur personnel depuis plusieurs semaines maintenant. A Guiglo et à Duékué par exemple, nous sommes les seuls acteurs internationaux encore présents et qui continuent à travailler.
SlateAfrique - Si la situation s’aggrave dans cette région, allez-vous également être contraints d’évacuer votre personnel?
M.T. - Pour l’instant, nous avons l'intention de rester. L’équipe est d’accord pour continuer son travail, et nous n’envisageons pas une évacuation dans les jours qui viennent.
SlateAfrique - Quelles sont vos relations avec les autorités locales, que ce soient celles de Laurent Gbagbo ou d’Alassane Ouattara?
M.T. - Nous sommes obligés de travailler avec les deux camps, avec qui nous entretenons des relations étroites, pour avoir accès aux populations civiles. Mais nous n’avons pas de problèmes particuliers avec l'une ou l'autre des parties.
SlateAfrique - Diriez-vous que la situation est plus grave à Abidjan ou dans l’Ouest?
M.T. - La situation est inquiétante dans tout le pays et notamment à Abidjan et dans l’Ouest, effectivement. On ne peut pas encore dire qu'elle est catastrophique et qu’il n’y a plus aucun accès aux médicaments, loin de là. Il y a encore des membres des autorités sanitaires qui continuent courageusement leur travail dans les centres de santé. Mais si les affrontements continuent, les conséquences sur la population empireront.
SlateAfrique - Qu’en est-il du Nord et de l’Est?
M.T. - Nous sommes présents dans le Nord, avec une petite équipe à Bouaké notamment, qui évalue la situation des déplacés récemment arrivés d’Abidjan, et également dans les zones dites «contrôlées par Ouattara», à Man et Bangolo. Nous n'avons pas de personnel à l’Est. Je sais qu’il y a eu des affrontements hier [lundi 28 mars 2011], et nous envisageons d’envoyer une équipe pour évaluer la situation sanitaire dans cette zone.
SlateAfrique - Avec les événements au Japon et en Libye, le conflit ivoirien est-il en train de sombrer dans l'oubli?
M.T. - C’était le cas. Mais depuis trois ou quatre jours, on note un regain d’intérêt pour la situation du pays, et j’espère qu’il y aura bientôt une solution politique pour éviter la catastrophe.
SlateAfrique - Peut-on comparer la situation actuelle en Côte d’Ivoire à celle qu'ont connue d'autres pays africains?
M.T. - On peut clairement la rapprocher à celle du Liberia entre 2000 et 2003. Ce n’est pas encore la même chose, mais on est de plus en plus confronté à une situation identique, avec des combats, des foyers de populations déplacés et des victimes de violences au quotidien.

Propos recueillis par Pierre Cherruau et Vincent Duhem
Pierre Cherruau et Vincent Duhem
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