(Slate.fr 28/03/2011)
Lors de l'élection présidentielle de novembre 2010, le slogan de campagne de Laurent Gbagbo était «On gagne ou on gagne». Une conception inacceptable de la démocratie, dangereuse pour tout le continent.
Trois jours après sa prestation de serment comme 44e président des Etats-Unis, Barack Obama convoquait une réunion de leaders parlementaires, républicains et démocrates. Au cours de celle-ci, les républicains se font agressifs dans leurs propositions de mesures à prendre pour sortir le pays de la grave crise financière qu’il traverse. Pour tempérer leurs ardeurs, le président leur répond: «Les élections ont des conséquences, et j’ai gagné». Et McCain, son principal rival, de rétorquer: «Je sais Monsieur le Président, chaque jour qui passe me le rappelle».
«Les élections doivent avoir des conséquences»
En Côte d’Ivoire et partout ailleurs en Afrique, les élections doivent avoir des conséquences; et la plus immédiate est que le vainqueur doit gouverner. On a compté et recompté les bulletins devant les caméras de télévision du monde entier et le résultat est toujours le même —et sans équivoque: Ouattara a gagné. Le Conseil constitutionnel aux ordres de Gbagbo a éliminé le vote des populations de cinq départements du nord favorables à Ouattara, faisant ainsi d’elles des non-citoyens de fait; malgré cette forfaiture d'une grossièreté sans nom, les chiffres donnent toujours Ouattara vainqueur. La conséquence immédiate de l’élection présidentielle en Côte d’Ivoire est que Ouattara doit gouverner.
La position de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) et de l’Union africaine (UA) est sans équivoque: Ouattara a gagné les élections et il est le président de la Côte d’Ivoire. Le panel des cinq chefs d'Etat nommé par l’UA pour évaluer le processus de la présidentielle ivoirienne s'est donné le temps d'écouter toutes les parties et d'analyser les documents relatifs à ladite élection.
Ce panel est arrivé à la conclusion de toute personne sensée: Ouattara est celui que la majorité des Ivoiriens a démocratiquement choisi comme président. Il doit par conséquent gouverner le pays. Toute autre alternative pour sortir le pays de la tragique impasse postélectorale dans laquelle le camp Gbagbo l’a plongé serait inacceptable et contre-productive.
Le partage du pouvoir ou la formation d'un gouvernement de transition envisagé par certains serait un grave coup à la compétition démocratique et créerait des émules dans d'autres pays. Les cas du Kenya et du Zimbabwe, où les présidents sortants se sont accrochés au pouvoir après un résultat des urnes défavorables, ne sont pas comparables à ce qui s'est passé en Côte d’Ivoire, et ce pour une raison évidente: c’est devant les caméras du monde entier que Ouattara a gagné. De plus, au Zimbabwe comme au Kenya les victoires des sieurs Tsvangirai et Odinga n’avaient pas été déclarées par une commission électorale indépendante —ni certifiées par les Nations unies.
Et puis, si certains Africains veulent inventer un nouveau mode de sélection des leaders politiques dans leur pays, qu’ils le disent clairement. Les élections sont un modèle occidental de sélection des leaders locaux et nationaux en contexte républicain, et, pour dire vrai, ce modèle fut imposé aux Africains. En Afrique précoloniale, le mode de sélection des leaders obéissait à des règles de succession précises et c’est par consensus qu’on arrivait au choix final.
Si certains veulent revenir à cette pratique politique, tant mieux; ils n’ont qu’à nous expliquer comment c’est faisable au sein d’une république où l’égalité des citoyens est —en principe— inscrite dans la Constitution. En attendant la mise sur pied d’un tel arrangement, on sélectionne les leaders politiques par le biais d’élections. Et celles-ci ont des conséquences. Si on prétend être en démocratie représentative, on doit admettre que le fauteuil présidentiel ne se partage pas entre le vainqueur et le vaincu d’une élection présidentielle. Un point, un trait!
«On gagne ou on gagne»
Pour le reste, l’argument selon lequel on devrait partager le pouvoir ivoirien parce qu’il y a eu des irrégularités est tout simplement bancal. Même dans la plus ancienne démocratie représentative du monde, celle des Etats-Unis, on note parfois des irrégularités aux élections.
Qu’on se souvienne des présidentielles en Floride en 2000, ou en 2004 dans l’Ohio. Mais quand ces irrégularités ne sont pas massives au point de compromettre le résultat du scrutin comme ce fut le cas aux Etats-Unis et en Côte d’Ivoire en 2010, on s’en accommode.
L’argument selon lequel on devrait organiser de nouvelles élections parce que celles de novembre 2010 se sont déroulées dans de mauvaises conditions est simplement stupide et irrationnel. Il fait d’ailleurs étrangement écho au premier des slogans de campagne de Gbagbo, «On gagne ou on gagne» —et revient à dire que l’on va organiser de nouvelles élections jusqu'à ce que Gbagbo gagne.
Cette procédure enrichirait certainement la théorie et la pratique de la démocratisation... Et ceux qui avancent cette solution ridicule ne disent surtout pas un mot sur le financement d’une reprise de l’élection présidentielle ivoirienne; celle de novembre 2010 a coûté plus de 300 millions d'euros, soit l'une des plus chères au monde, dans un pays en voie de sous-développement. Ils ne disent surtout pas qu’ils mettront la main à la poche. Peut-être auront-ils le toupet de demander aux Nations unies de refinancer une autre élection ivoirienne, alors que cette même organisation a certifié les résultats de la première?
Zuma change de cap
Zuma, le président de la première puissance continentale, l’Afrique du Sud, semble tomber dans le piège nationaliste-africaniste de Gbagbo, qui se cache derrière cet artifice pour enlever au peuple ivoirien sa prérogative de choisir librement ses dirigeants. Le discours «gbagboïste» qui accuse la France et les Occidentaux de vouloir imposer un président à la Côte d’Ivoire touche singulièrement le Sud-Africain. On n’est pas surpris de voir Zuma tomber facilement dans ce piège car, comme les leaders africains-américains aux Etats-Unis, il est très sensible au jeu politique sur fond de racisme —et pour cause! Mais que l’Africain soit un loup pour l’Africain est un concept étranger à Zuma.
Quelques pages de l’histoire postcoloniale de l’Afrique lui apprendraient pourtant que les meurtres d’Africains par Mobutu Sese Seko (ex-dirigeant du Zaïre), Jean-Bedel Bokassa (ex-«empereur» de la Centrafrique), Idi Amin Dada (ex-président de l’Ouganda), Macias Nguema (ex-dirigeant de la Guinée équatoriale) et consorts sont comparables à ceux perpétrés par les Européens pendant la colonisation. D’autres pages de traités politiques apprendraient aussi à Zuma que la politique sous tous les cieux, en dictature comme en démocratie, en blanc ou en noir, a pour raison d’être le contrôle et la distribution des ressources étatiques.
Quelque chose me dit que ses conseillers l’ont convaincu, à tort ou à raison, que les intérêts sud-africains en Côte d’Ivoire sont mieux protégés sous Gbagbo que sous Ouattara —raison d’Etat oblige. Mais au regard de la récente décision de l’Afrique du Sud de reconnaître publiquement Ouattara comme président de la Côte d'Ivoire, quelque chose me dit aussi que la tête de Gbagbo fut mise à prix lors de la récente visite de Zuma au président français à Paris.
Si Gbagbo ne tire pas toutes les leçons de cette récente et ultime déconvenue diplomatique, son «on gagne ou on gagne» risque de vite se transformer en «on perd ou on perd».
Narcisse Tiky
Professeur de sciences politiques, University of Connecticut, Etats-Unis
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