jeudi 25 novembre 2010

Présidentielle en Côte d'Ivoire: Dérapages réthoriques et violence avant le second tour

(L'Express 25/11/2010)

L'issue du second tout de l'élection présidentielle ivoirienne, le 28 novembre, demeure incertaine. Les tensions se font de plus en plus importantes.
On le redoutait. On n'avait pas tort. Prélude à la "finale" qui, ce dimanche, mettra aux prises le président sortant Laurent Gbagbo et son "meilleur ennemi" Alassane Dramane Ouattara (ADO), la campagne de l'entre-deux tours a pris une tournure délétère. Echauffourées, bagarres à l'arme blanche, menaces, outrances oratoires, dérapages identitaires: rien n'aura manqué. Mais il y a pire. Les nuages d'orages qui s'amoncellent ainsi laissent présager de rugueux lendemains. C'est "le jour d'après", le lundi 29, quand pleuvront rumeurs de triomphes et suspicions de fraudes, que le pays des Eléphants entrera dans la zone des tempêtes.
Gare à l'éclosion d'une "situation incontrôlable" dès la proclamation du verdict des urnes. Citée par l'Agence France-Presse, la mise en garde n'émane pas d'un prophète de malheur occidental, mais de la Convention de la société civile ivoirienne. Parmi les indices jugés inquiétants, cette ONG abidjanaise relève la "radicalisation" des mouvements de jeunesse respectifs et le "conditionnement des extrémistes" des deux bords. La Convention déplore aussi l'emprise croissante de "considérations irrationnelles, tribales, régionales, religieuses et financières" ; et exhorte les deux rivaux à "mesurer leur responsabilité historique".
Un signe: qu'on les doive à des leaders religieux, chrétiens comme musulmans, aux stars du football ivoirien, Didier Drogba en tête, ou à l'Onuci, la Mission des Nations unies, les appels à la raison se multiplient. Autre indice éloquent: le Conseil de sécurité de l'ONU a approuvé mercredi à l'unanimité le transfert en Côte d'Ivoire de trois bataillons -soit environ 500 hommes- et de deux hélicoptères stationnés d'ordinaire au Liberia voisin. Motif invoqué: les tensions électorales "continuent de mettre en péril la paix et la sécurité dans la région".
Il est tout aussi hasardeux de prétendre lire dans les urnes, fussent-elles transparentes, que dans une boule de cristal. Les paris sont ouverts. Le match l'est aussi. Le pire n'étant jamais sûr, tâchons de rester sourds aux tambours de la haine pour nous en tenir à une analyse factuelle des clés de ce ballottage. Crédité le 31 octobre de 38%, contre 32% à son challenger nordiste, le "Woody" -l'un des surnoms usuels du Gbagbo- a creusé à la faveur du premier tour un écart substantiel, mais certes pas décisif. Il peut à coup sûr se prévaloir d'un atout sociologique: sa percée, à Abidjan -un peu moins du tiers des inscrits-, y compris au sein de bastions populaires réputés acquis à l'opposition. Issu de l'ethnie minoritaire bété, le sortant a donc réussi à glaner des suffrages au-delà de sa clientèle régionale "naturelle", tirant ainsi profit du brassage urbain et de l'émergence d'une génération de jeunes électeurs, moins perméables que leurs parents provinciaux aux thématiques communautaires. Mais aussi du quadrillage orchestré dans le sud par l'intransigeante Simone, épouse et compagne de lutte. A l'évidence, dans la croisade engagée par ailleurs dans le centre et le nord, sur les terres des chefs de file de l'opposition, la première épouse a repris la main aux dépens de la seconde, Nady Bamba, laquelle n'est pas parvenue à rallier les musulmans dioulas au panache de "Laurent".
Corollaire de l'intense désir des Ivoiriens de sortir enfin leur patrie de l'ornière, le taux de participation, proche de 83% au premier tour, devrait dans un contexte de polarisation aiguë être égalé, voire dépassé. Bien malin toutefois qui pourrait prédire à qui profiterait un nouvel élan de civisme. Lequel peut tout autant traduire la volonté de sanctionner le leader emblématique du Front populaire ivoirien (FPI) que l'écho recueilli par le refrain "TSO" ; en clair, Tout sauf Ouattara.
Une certitude: l'issue du scrutin dépendra de l'attitude de l'électorat baoulé de l'ancien président Henri Konan Bédié, ou HKB, candidat du Parti démocratique de Côte d'Ivoire (PDCI). Car le score décevant du grand vaincu du 31 octobre -25%- lui confère un statut paradoxal de faiseur de roi. Après un silence troublant, le "Bouddha de Daoukro" a appelé ses troupes, de confession chrétienne pour l'essentiel, à voter pour le musulman ADO, candidat du Rassemblement des Houphouétistes pour le développement et la paix (RHDP). Et ce conformément à l'accord de désistement conclu dans l'ombre tutélaire du défunt patriarche. Il faut dire que Ouattara n'a mégoté ni sur les hommages à son "aîné" et "patron" Bédié, abreuvé de louanges, ni sur les promesses de maroquins à ses barons, par ailleurs assidûment courtisés par les émissaires de Gbagbo. Tout comme le sont les chefs coutumiers, influents leaders d'opinion. L'ancien directeur général adjoint du Fonds monétaire international ira même jusqu'à jurer aux « bouddhistes » ivoiriens qu'il n'a nullement l'intention de remplacer les églises par des mosquées...
Alliance de circonstance, forgée par des hommes que tout opposait voilà une décennie -ADO doit au concept de l' "ivoirité", théorisé sous KHB, son éviction de la présidentielle de 2000-, le RHDP résiste mieux que prévu aux rancoeurs d'hier. Pour autant, l'électeur baoulé moyen rechigne toujours à voter pour un dioula du nord, naguère marginalisé pour "nationalité douteuse". Nul ne sait quelle sera l'ampleur du report des voix. Fût-ce à reculons, il se peut qu'une fraction significative se résolve à se plier au mot d'ordre officiel. Moins par sympathie pour ADO que du fait de l'aversion qu'inspire "le boulanger d'Abidjan", ainsi surnommé pour son art de rouler dans le farine ses adversaires. Pour l'emporter, "Laurent" a besoin à la louche des suffrages de 425 000 transfuges venus du PDCI. Quant à Ouattara, il lui faut en attirer 300 000 de plus.
Sans doute la perspective d'un mano a mano plus incertain qu'espéré explique-t-elle la fébrilité perceptible dans le camp présidentiel. Si les tréteaux de meetings sont rarement propices à la nuance, son champion a cédé à la tentation du populisme et du manichéisme. « C'est le jour contre la nuit, le bien contre le mal. », a-t-il ainsi asséné, mi-Jack Lang, mi-George Bush. "On gagne ou on gagne!" Le leitmotiv cher au noyau dur du FPI reste de mise. "On ne peut pas livrer votre pays à des êtres violents, a ainsi tonné Gbagbo à la tribune.. Je ne l'accepte pas, je ne l'accepterai pas, je ne l'accepterai jamais". Autre martingale rhétorique volontiers brandie: "Je suis au second tour face à celui qui a fait tous les coups d'Etat en Côte d'Ivoire". Le pacte Bédié-Ouattara? "C'est l'histoire de la fille violée amoureuse de son violeur". Les lieutenants du sortant, eux, exhument la vieille antienne du "candidat de l'étranger", accusé d'actionner ses réseaux français -son épouse Dominique vient de l'Hexagone et il entretient des relations amicales avec Nicolas Sarkozy-, mais aussi coupable d'avoir les faveurs du Sénégalais Abdoulaye Wade. S'il a maintes fois riposté sur le même ton, dégainant à son tour des anathèmes simplistes, ADO semble avoir infléchi sur le tard sa tactique. Mercredi, devant la chefferie traditionnelle de Soubré, fief cacaoyer, il a ainsi exalté le pardon, prônant un scrutin "pacifique et pacifié".
A J-3, deux questions angoissantes hantent l'ex-locomotive de l'Afrique de l'Ouest, devenue l'un de ses hommes malades. L'élu surmontera-t-il sa victoire? Le vaincu et sa base digéreront-ils leur dépit?

Par Vincent Hugeux, publié le 25/11/2010 à 07:24

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