INTERNATIONAL - Je marche dans les rues de Paris et dans ma mémoire
résonne la voix et la poésie de Niki Dave: "Je t'attendrai là-bas,
là-bas dans ce pays de poèmes, de musiques et de danses ". Là-bas,
là-bas au Burundi, terre des mille et une collines vertes.
Je
marche dans les rues de Paris, le visage paré d'un grand sourire et
pourtant mon cœur saigne, et pourtant mon cœur gémit de chagrin: les
jours sont mauvais là-bas! Oui, mon pays, perdu entres ombres et
barbaries, va mal, très mal. Triste terre comme née condamnée au malheur
et à la brutalité humaine. Triste terre à peine née à la démocratie et
déjà sous l'emprise d'un homme à l'âme troublée, saisie, possédée par la
fable du pouvoir eternel, un homme sorti de nulle part et qui, entre
cortèges, fanfares et tapis rouges, dit maintenant la voix vorace: "Moi,
Pierre Nkurunziza, il y a dix ans que j'habite ce palais, et jamais je
ne le quitterai! Et qu'importe!
Qu'importe que la verte terre du Burundi redevienne rouge-sang ! "
Je
marche dans les rues de Paris, et j'use et abuse de mon téléphone:
j'appelle là-bas, là-bas à Bujumbura et j'interroge, je questionne, je
m'informe. Et, hélas, à chaque coup de fil, la même litanie de tristes
nouvelles: un jeune manifestant blessé par balles réelles, un autre
arraché à la vie par les tirs de la police, et l'hôpital Bumelec envahi
par des forces de l'ordre, et les mutins hospitalisés à l'hôpital
Bumelec achevés froidement par les mêmes forces de l'ordre, et
l'opposant politique Feruzi abattu devant son domicile, et les mamans du
marché de Bujumbura, les vendeuses de fruits et légumes, massacrées
dans l'obscurité à la grenade...
Oui, le pouvoir de Bujumbura
cogne, mutile, tire, tue... En toutes libertés, en toute impunité. Et je
m'interroge : combien de temps encore avant l'apocalypse finale? Et ces
milices? Les milices Imbonerakure? Pourquoi ces milices armées et
entrainées par le palais? Sommes-nous encore, toujours dans les
préparatifs du crime contre l'humanité ou sommes-nous déjà dans le crime
contre l'humanité, vicieux, méthodique, silencieux?
Je marche dans les rues de Paris, lovés dans mes pensées les écrasés de
là-bas, ceux de Cibitoke, ceux de Mutakura, de Buyenzi, de Ngagara, de
Musaga, de Buterere, de Bwiza, de Nyakabiga, de Mugongo-Manga, de
Makamba, de Ngozi et d'ailleurs; je marche arpentant tous les chemins et
toutes les routes qui mènent vers la fraternité humaine et je frappe à
toutes les portes. Et je parle, je m'égosille, j'argumente d'une
conférence à l'autre, d'un parlementaire à l'autre, je parle,
j'interpelle, je hèle, j'appelle au secours mes frères et sœurs en
humanité:
Mes frères humains, c'est aujourd'hui. Demain, il sera
trop tard pour nos frères et sœurs de là-bas. C'est connu, vérifié :
lorsque le pouvoir absolu, clos, fermé sur lui-même, auto-persuadé
d'être éternel, définitif, prospère au grand jour, tout devient
possible. Tout. Y compris l'irruption de nouveau sur la scène de
l'histoire du mal radical. Que celui-ci chemine à visage découvert ou
rôde revêtu de nouveaux habits, le bras assassin camouflé dans un
intarissable flots de propos invoquant la paix et l'ordre à maintenir,
sa nature demeure invariable, son programme prévisible car immuable :
diviser, disloquer, ethniser la société, découdre les fondements de
l'être-ensemble, agiter, chauffer, surchauffer la haine, semer la
confusion, fabriquer, cultiver, diffuser, répandre l'épouvante, frapper
sans pitié, gommer progressivement la ligne de démarcation entre la vie
et la mort et un jour... Eh bien, prenez note, mes chers frères et sœurs
en humanité, un jour on se réveille et il est déjà trop tard. Le mal
radical est devenu banal, normal.
D'un micro à l'autre, d'une rue à
l'autre, le cœur comme habité par le Nyiragongo, je parle, parle, parle
sans souffle ni répit obsédé par un seul objectif : battre en brèche le
vide de l'indifférence, apostropher la conscience endormie du monde. Et
je m'époumone: terre ronde, prête-moi ton oreille; terre-ronde, ma
terre appelle au secours! Je parle, j'accuse même: Si celui qui accepte
passivement le mal est tout autant responsable que celui qui le commet;
celui-là qui voit le mal et ne proteste pas, celui-là aide à faire le
mal. Je parle et j'attends plus qu'une parole, un geste. Je parle,
parle, parle... Mais à quoi bon parler? "Parle, disaient les anciens,
parle si seulement tu penses que tu seras entendu. Sinon... Sinon,
tais-toi."
Etre entendu... Gratitude à Annan. Et Kofi Annan qui
dit: Nkurunziza n'a plus aucune légitimité, Nkurunziza doit partir.
Enfin! Merci Annan. Et Louis Michel, qui dit: Nkurunziza s'est
disqualifié. Merci Michel! Et enfin, François Hollande qui dit : le
Burkina Faso doit servir de modèle au Burundi. Merci Hollande mais...
mais dire "démocratie légitime aspiration universelle " en français et
dans toutes les langues du monde, ne suffit pas. Il faut des actes! Oui,
des actes!
Et me revient alors en mémoire l'histoire de l'Espagne
en l'an 36 et la défaite des républicains. Et me voilà traversé soudain
par l'angoisse: à qui appartiendra le Burundi demain? A la tyrannie ou à
la république? A la dictature ou à la démocratie? Et je me souviens de
ces paroles de Camus: "C'est en Espagne que ma génération a appris que
l'on peut avoir raison et être vaincu, que la force peut détruire l'âme
et que, parfois, le courage n'obtient pas de récompense. C'est, sans
aucun doute, ce qui explique pourquoi tant d'hommes à travers le monde
considèrent le drame espagnol comme étant une tragédie personnelle, la
dernière grande cause." Et Malraux volontaire aux côtés des
républicains, Malraux prémonitoire en 36: "Je suis convaincu, que les
grandes manœuvres du monde contre la liberté viennent de commencer."
Paroles
prophétiques. La suite en effet? La guerre d'Espagne et le monde
suivant partagé entre deux conceptions de la cité, l'humanité partagée
entre fascistes et anti-fascistes. L'Espagne... Je dis et redis la
guerre d'Espagne pour dire le Burundi, c'est-à-dire l'avenir de toute
l'Afrique: que l'élan démocratique citoyen actuel de Bujumbura soit
brisé dans la violence, en toute impunité, et tous les aspirants au
pouvoir sans limites, tous les tyrans d'un autre âge, se croiront tout
autorisé: bastonner leurs peuples, arrêter les opposants, faire taire
les journalistes, tripatouiller les constitutions... Resurgiront alors
en grande pompe sur la scène de l'histoire politique africaine tous les
Bokassa, tous les Idi Amin, tous les Mobutu avec leurs délires de
grandeur sans bornes.
Je parle et pendant ce temps, Nkurunziza parade là-bas, la voix de plus
en plus menaçante : "La démocratie, limitation du pouvoir par d'autres
pouvoirs? Non! La démocratie, limitation du pouvoir dans la durée et le
temps? Non! La démocratie, gouvernance fondée sur le respect des normes
et des textes? Non! La démocratie... La démocratie, c'est le nombre.
J'ai le nombre; j'ai le peuple. Le peuple m'a donné le pouvoir! Tout le
pouvoir! Le pouvoir de construire ou détruire la vie. Après Dieu, c'est
moi. Et pour ceux qui seraient tentés d'élever la voix, il y a encore de
la place dans les prisons, les cimetières et les fosses communes. Le
choix est large. L'ordre règne, l'ordre doit régner! " Réduire à néant
l'aspiration à la liberté en écrasant les corps? Et si l'âme avait une
vie plus longue que celle du corps? Et si cette libre pensée traquée
jour et nuit finissait par triompher et chanter victoire demain? Parole
des anciens : l'abus de la force use la force, l'abus du pouvoir use le
pouvoir.
Temps brumeux quand même, temps cafardeux, lugubre,
tragique. Et quid de notre devoir d'engagement moral dans le monde? Et
quid de cette bonté qui élève les nations dans l'histoire? Oui quid de
la responsabilité de protéger? Une chimère? Une illusion? Une fiction
diplomatique? Et il me revient qu'il nous est déjà arrivé, les uns et
les autres, de mourir seuls, sans vraiment trop savoir pourquoi. Seuls,
abandonnés par tous; seuls abandonnés à notre sort. Ni dans les années
60, ni au cours des décennies suivantes, personne n'est venu à notre
secours. Personne. Et le Rwanda d'avant génocide, le Rwanda de mars 1994
avec ses cris de détresse et ses larmes qui se lève sur le front de ma
mémoire : les machettes aiguisées, les milices organisées, les plans
d'extermination prêts et ces quelques défenseurs des droits de l'homme
sillonnant les chancelleries internationales pour supplier leurs
locataires de réagir avant l'hécatombe.
Et dans chaque capitale
la même indifférence, la même réponse la voix monocorde: « L'Afrique, et
encore moins le Rwanda, ne figurent pas cette année-ci dans l'agenda de
nos priorités. Revenez peut-être l'année prochaine » La suite? Qui ne
la connaît pas? Alors plus jamais ça? Vraiment? Dar-Es-Salam puis
Johannesburg: des chefs africains au chevet du Burundi. Sceptique :
Nyerere n'est plus là. Sceptique: Mwalimu Julius Nyerere -envahissant
l'Ouganda pour chasser du pouvoir le sanguinaire Idi Amin- n'est plus
là. Alors? Ne pas oublier ce vieux dicton populaire: "Même si le messie
arrive, termine de planter ton arbre."
Les jambes lourdes, fatigué, je marche dans les rues de Paris. Fatigué.
Epuisé. Plusieurs nuits sans sommeil. Comment dormir lorsqu'on torture,
flingue et assassine chez-moi, là-bas? Chaque jour les mêmes mauvaises
nouvelles: RPA, Bonesha Fm, Télé Renaissance : tous les médias libres
attaqués, détruits, cassés, brûlés; tous les journalistes libres menacés
de mort; 40 journalistes déjà contraints à l'exil.... Et mon frère,
Innocent Muhozi, directeur de la radio Télévision Renaissance convoqué
au parquet. Muhozi: "Je suis tranquille mais il est possible que je ne
ressorte pas". Me reviennent en mémoire les paroles de notre regrettée
mère: " Le plus important dans la vie c'est l'Ubuntu (l'humanisme),
l'ubutwari (la bravoure), l'iteka (la dignité), l'ishema (la fierté),
l'ishaka (la volonté, la détermination), l'ubufura (la noblesse)." Mon
frère Innocent Muhozi est le condensé de tout ça.
Je marche dans
les rues de Paris et je pense à Innocent, je pense à Antoine, je pense à
Pacifique, je pense à Pamela, je pense à Mbonimpa, je pense à Maggy...
La liste est longue. Je pense au courage de tous ces hommes et femmes
hautes figures inflexibles de la verticalité. Choix de vie difficile,
choix de vie digne et héroïque: ne jamais s'agenouiller devant un
pouvoir, quel qu'il soit, quelle que soit sa puissance. Toujours savoir
garder une libre raison critique.
Je marche ... Et cette voix de
Niki Dave, douce de promesses de meilleurs jours, qui murmure malgré
tout un souffle d'espérance: "Je t'attendrai là-bas... Un jour tu
pourras y faire un escale... Que tu sois citoyen d'Europe ou
d'Amériques, d'Asie ou bien d'Afrique, nous te dirons salut! Tu seras le
bienvenu!" Oui, un jour... Car le dictateur peut gesticuler, frapper,
enfermer, écraser les corps, exiler, chasser l'intelligence, installer
la corruption, son destin est connu d'avance: un jour, au bout de son
destin, inévitablement, la chute. Un jour la chute et les crachats! Oui,
aucune dictature n'est éternelle. La destinée de toute dictature est la
chute un jour ou l'autre. Oui, le Burundi redeviendra un jour un pays
de poèmes, de musiques et de danses.
huffingtonpost.fr
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