Avec son vingtième album, Positive Energy, le chanteur ivoirien propose
ce qu'il fait de mieux : un reggae africain puissant et engagé. À son
image.
Roots, rock, reggae… et un soupçon de zouk pour le 20e album de
Jagger ! Avec Positive Energy, Alpha Blondy propose un opus de qualité
où les cuivres puissants de son groupe, The Solar System, le disputent
aux sonorités enlevées d’une musique faite de métissage et de rencontres
: deux pointures jamaïcaines, Ijahman et Tarrus Miller, le boss du zouk
Jacob Desvarieux, l’Ivoiro-Congolaise Pierrette Adams, le Tunisien
Nawfel, le Marocain Issam, sans oublier son compatriote Ismaël Isaac…
À 62 ans, Alpha Blondy a su s’entourer pour un album intimiste
composé en français, en anglais, en arabe et en dioula, et dédié à celle
qui l’a élevé, sa grand-mère. Comme à son habitude, le père du reggae
africain signe un album engagé aux partitions musclées ( « No Brain, No Headache« ) et mystiques ( « Lumière » ). Dans la lignée du « coup de poing » du « Brigadier Sabari« , l’énergique « Maclacla Macloclo » ou l’allègre « Madida m’a dit »
rappellent l’engagement politique de l’ambassadeur de l’ONU pour la
paix en Côte d’Ivoire, qui n’hésite pas à vilipender les compromissions
des politiciens africains, à commencer par celles de la classe politique
ivoirienne. Rencontre.
Jeune Afrique : Depuis plus de trente ans, vous
arpentez les scènes du monde entier. Vous sortez votre 20e album,
Positive Energy. Quelle carrière !
Alpha Blondy : Je suis chanceux ! Je remercie Dieu
de m’avoir inspiré et donné un public fidèle. Il y a toujours eu des
personnes qui ont cru en moi quand d’autres, y compris dans ma famille,
me tournaient le dos. Je ne dois pas les décevoir.
Positive Energy est un album à la fois engagé et intimiste, dédié à votre grand-mère, décédée il y a trente ans…
Quand elle est décédée, à l’âge de 105 ans, c’est comme si le ciel
m’était tombé sur la tête. Elle était tout pour moi : ma mère, mon père,
ma grand-mère.
Dans « No Brain, No Headache », vous évoquez les problèmes
que vous avez eus avec la drogue. Dans les ghettos d’Abidjan, la drogue
circule et fait des ravages parmi les jeunes. Comment se prémunir contre
ça ?
Si l’on veut que les jeunes ne prennent pas de crack, il va falloir
alléger les sanctions par rapport à la consommation de la marijuana.
Il faut légaliser la marijuana ?
Oui. Légaliser la consommation permettrait de contrôler le produit.
Aujourd’hui, sous prétexte que c’est illégal, n’importe qui peut vendre
n’importe quoi. La politique hollandaise sur cette question est la plus
intelligente. Dès que c’est légal, ça se banalise. L’intérêt est moindre
et les jeunes fument moins.
Certains pays d’Afrique de l’Ouest sont devenus des plaques
tournantes du trafic mondial de cocaïne profitant au terrorisme
islamique. La réponse des États concernés est-elle à la hauteur du
problème ?
La nature n’aime pas le vide. Si vous êtes incapable de gérer des
produits, d’autres, pour des besoins financiers, vont le faire. Beaucoup de pays africains sont devenus des carrefours de narcotrafiquants parce
qu’ils ont de la liquidité. Mais les islamistes n’ont pas eu besoin de
la cocaïne. Ils se sont nourris de la haine et du repli identitaire. Ils
ont utilisé l’islam comme prétexte pour assouvir leur propre vengeance.
On a accusé Saddam Hussein d’avoir des armes de destruction massive. On
l’a qualifié de dictateur. Et au nom de la démocratie, on a balancé des
bombes sur tout un pays, que l’on a ensuite abandonné alors qu’il était
en proie à une guerre civile. Il ne faut pas s’étonner que certains
aient appelé à la vengeance au nom de l’islam. Mais tout comme
l’Occident sait que ce qu’il a fait n’a rien de démocratique, ceux qui
égorgent savent pertinemment que ce qu’ils font n’a rien d’islamique.
La défense des droits de l’homme, la démocratie, c’est la
nouvelle « mission civilisatrice » de l’Occident ? Un prétexte à son
expansion impérialiste ?
Un peu, oui. Regardez la Libye ! On a tout brisé pour du pétrole et
on dit que c’est pour la démocratie ? ! Il faut arrêter ça. Moi, ce que
je rejette, ce n’est pas la culture occidentale mais cette impunité que
l’opinion internationale encourage.
Dans « Maclacla Macloclo », vous critiquez l’ingérence de la
communauté internationale dans la politique africaine. La France
aurait-elle dû s’abstenir d’intervenir en Côte d’Ivoire en 2005 puis en
2011 ?
Pas du tout, surtout en 2011 ! J’ai visité le Rwanda après le
génocide. J’en ai pleuré. Et j’en ai voulu à la France et à l’ONU d’être
restées inactives. À mon avis, il fallait taper sur la table et dire
stop. Elles ne l’ont pas fait. Pour la Côte d’Ivoire, si la France et
l’ONU n’étaient pas intervenues, ce serait encore la crise aujourd’hui.
Les deux camps étaient très armés. Pour moi, c’était une ingérence
positive. Mais dès lors que l’ancienne puissance coloniale doit
intervenir pour éviter que vous vous massacriez, vous hypothéquez votre
souveraineté. Les politiques ivoiriens sont responsables de cela. C’est
une honte, non pas pour la Côte d’Ivoire, mais pour eux-mêmes, que deux
des leurs soient à la CPI aujourd’hui. La famille politique ivoirienne
doit se ressaisir.
Ce n’est pas à la CPI de juger Laurent Gbagbo et Blé Goudé ?
Non, c’est à la Côte d’Ivoire.
Comme elle l’a fait pour Simone Gbagbo ?
Oui. Que ceux qui se réclament de l’houphouétisme se demandent ce que
Houphouët-Boigny aurait fait devant une telle situation, lui qui disait
: « je préfère l’injustice au désordre ». Alassane Dramane Ouattara et
Henri Konan Bédié ont conclu un acte de réconciliation qui était
impensable. Ça devrait servir d’exemple à la famille politique
ivoirienne, qui doit sortir Laurent Gbagbo et Blé Goudé des geôles de la CPI
et les ramener à Abidjan. La CPI, ce n’est pas de la prison, mais de la
déportation ! Il va falloir du courage politique. C’est à cette seule
condition que les morts de la crise postélectorale ne seront pas tombés
au front pour rien.
Laurent Gbagbo et Blé Goudé à la CPI, Simone Gbagbo en prison
en Côte d’Ivoire… Certains dénoncent une « justice des vainqueurs » et
disent que la réconciliation n’aura pas lieu tant que ceux qui ont
commis des exactions du côté des dites « forces nouvelles » ne seront
pas également jugés. Qu’en pensez-vous ?
La fameuse formule de la « justice des vainqueurs »… Qu’on me donne
un exemple sur terre où il existe une justice des vaincus. Ce n’est pas
les Américains qu’on a jugés à Nuremberg. En Côte d’Ivoire, je ne vois
pas de vainqueurs mais deux camps de vaincus qui continuent dans les
mêmes rhétoriques guerrières. Il faut que ça cesse.
En 2015, il y a toujours cette même rhétorique qui, en 2010, a conduit à la guerre ?
Oui, bien sûr ! La réconciliation n’a pas eu lieu. Mais comprenez-moi
bien, ce n’est pas les Ivoiriens qu’il faut réconcilier mais la famille
politique ivoirienne. J’ai écrit la chanson « Querelles inter-minables » pour la Côte d’Ivoire. Nous devons mener les politiques à la raison. On a confié la réconciliation à Charles Konan Banny mais
c’est comme si on lui avait attaché les deux mains et les deux pieds
dans le dos et qu’on lui avait demandé de faire des acrobaties. Banny ne
pouvait rien faire pour la réconciliation. Ça l’a humilié.
Qu’aurait-il fallu faire alors ?
Tout d’abord, il aurait fallu éviter cette guerre et faire en sorte
que les pro-Ouattara et les pro-Gbagbo arrêtent d’être violents.
Ouattara ne se reconnaît pas dans la violence des pro-Ouattara et Gbagbo
est victime de la violence des pro-Gbagbo. C’est ce qui me désole.
Arrêtons de nous accuser les uns les autres. Il faut que les gens du FPI
se réconcilient entre eux, que les membres du PDCI se réconcilient
entre eux. Idem pour le RDR, il faut que Hamed Bakayoko et Guillaume
Soro se réconcilient. Seul, Ouattara ne peut rien. Lui et Bédié sont
otages de leur camp. Ils ont peur de leur frange extrémiste.
Candidature unique PDCI-RDR, divisions fortes au sein du FPI…
Est-ce que la démocratie n’est pas en danger quand l’opposition est si
faible ?
Bien sûr ! Si votre bras gauche ou votre bras droit est affaibli,
vous l’êtes vous-même. Ce qui m’inquiète, c’est le futur. Ouattara va
remporter la prochaine présidentielle, mais quand il va finir son second
mandat et laisser la Côte d’Ivoire comme elle l’est aujourd’hui, ce
sera une bombe à retardement. On construit des ponts, Abidjan est en
chantier. C’est bien. Mais le chantier psychologique est encore plus
grand.
Vos relations avec Blaise Compaoré n’ont pas toujours été faciles. Comment avez-vous vécu sa destitution ?
Les mêmes causes produisent les mêmes effets… Quand l’ONU a fait de
moi un ambassadeur pour la paix et a dit que Blaise Compaoré était un
médiateur, j’ai mis mes griefs de côté. L’intérêt de la Côte d’Ivoire
était supérieur. Mais celui qui m’a le plus marqué au Burkina, c’est le
Mogho Naba. Ce qu’il m’a dit m’a réconforté dans ma mission.
Que pensez-vous de ces chefs d’État qui veulent modifier la
Constitution de leur pays pour pouvoir se (re)présenter à l’élection
présidentielle ?
Ils ont peur de l’après-pouvoir. Chirac avait été très décrié pour
avoir affirmé que l’Afrique n’était pas prête pour le multipartisme.
Mais il avait raison. Les sentiments régionalistes et ethniques sont
trop présents dans la politique africaine. Quand quelqu’un est élu,
toute sa région veut en profiter et attend beaucoup de lui. Certains
arrivent à garder la tête froide et à partir, comme Abdou Diouf ou
Senghor.
Faut-il créer un statut d’ancien président de la République et prévoir l’impunité ?
Oui, il faut forcément une impunité. Tant que les présidents
craindront leurs successeurs, ils s’accrocheront au pouvoir. Seule une
sorte d’amnistie peut éviter cela. L’autre problème, c’est qu’il n’y a
pas de politicien professionnel en Afrique. Ils font tous de la «
politique système D ». Ils ont leurs propres limites, n’ont pas
confiance en eux et sont au service d’un lobby européen ou américain.
Beaucoup de jeunes se laissent embrigader et partent au
combat aux côtés des islamistes, ou alors fuient et tentent de traverser
la Méditerranée. Mais quel avenir ont-ils sur le continent ?
C’est le désespoir. Comment expliquer que le sous-sol africain soit
si riche et qu’à la surface il y ait autant de pauvreté. C’est parce que
pour faire asseoir leur pouvoir, nos présidents ont hypothéqué les
richesses de leur pays. Comment comprendre que la Côte d’Ivoire, premier producteur de cacao au monde,
ne le transforme que depuis peu en chocolat ? Qu’est-ce qu’on donne à
nos jeunes ? Rien ! Même le système éducatif est à refaire. Il faut
créer des emplois, transformer nos matières premières sur place. Les
pays comme la France ne peuvent pas accepter qu’on se libère de leur
joug parce qu’ils ont peur qu’on refuse de leur donner la matière
première dont ils ont besoin. C’est le développement du continent
africain qui est pris en otage.
La Méditerranée est devenue le cimetière de milliers de
migrants. À qui la faute ? À la forteresse Europe ou aux États africains
?
À la France. C’est elle qui a encouragé à déstabiliser les pays
francophones en cautionnant des coups d’État. L’onde de choc s’en fait
toujours ressentir cinquante ans après. La France doit avoir conscience
que son avenir économique, c’est les pays d’Afrique francophone. C’est
dans son intérêt de former de vrais techniciens et qu’il y ait de
véritables cerveaux politiques africains qui puissent librement prendre
des décisions. Il faut en finir avec les marchés de dupes. Regardez ce
qui se passe avec l’Union africaine,
cette association de marionnettes n’est même pas capable de se financer
elle-même ! Elle a besoin de l’Union européenne. Ceux qui y siègent ne
représentent pas les Africains, mais eux-mêmes. Ils ont hypothéqué nos
souverainetés. Il faut, au contraire, une Afrique de partage, de
stratégie commune.
En février dernier, vous avez lancé une radio. Quel est l’objectif ?
C’est « Alpha Blondy FM 97.9, la fréquence qui fait sourire le Bon
Dieu » ! Nous diffusons de l’humour, de la musique, pas de politique !
Un peu sur le modèle français de Rire et Chansons. Les Ivoiriens ont
besoin de se regarder autrement et de sourire. Cette radio est
thérapeutique pour la Côte d’Ivoire.
.jeuneafrique.com
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