(La dépèche diplomatique 15/11/2010)
« L’espoir a vaincu la peur ». C’était ce qu’avait déclaré Luis Inàcio Lula da Silva au soir du 27 octobre 2002 alors qu’il venait d’être élu trente-sixième président de la République fédérative du Brésil. « L’espoir a vaincu la peur ». C’est aussi ce que l’on peut affirmer, aujourd’hui, à deux semaines du second tour de la présidentielle ivoirienne.
Sans préjuger de ce que sera l’après-Gbagbo I et II (qui restera, malgré tout, un « après-guerre » avec tous les risques - et toutes les provocations possibles - que cela implique), on peut d’ores et déjà constater qu’il y a un mouvement de fond, un mouvement social, un mouvement citoyen, un mouvement ivoirien qui fait que, effectivement « l’espoir a vaincu la peur ».
Ce n’était pas évident. Loin de là. Depuis que Félix Houphouët-Boigny avait annoncé (le mercredi 18 avril 1990, lors du conseil des ministres) avoir demandé à Alassane Ouattara de lui apporter sa compétence pour remettre la Côte d’Ivoire sur la bonne voie après les divers déraillements constatés au cours de la décennie précédente, bien des « tensions » (et, parfois, le mot a été faible pour caractériser le comportement des uns et des autres) étaient rapidement apparues entre trois hommes qui ne savaient pas encore que, vingt ans plus tard, ils seraient candidats à la même présidentielle. Henri Konan Bédié, Laurent Gbagbo, Alassane Ouattara. Depuis vingt ans, leurs affrontements permanents ont fait la « une » de la presse nationale et internationale. Trois frères ennemis pour un seul et même pays ; pour une seule et même histoire. Celle de la Côte d’Ivoire. Que l’on ne peut raconter sans raconter l’histoire des Baoulé, des Bété des Sénoufo… C’est dire que « l’exclusion » érigée en mode de production politique est toujours une aberration (et un aveu de faiblesse).
Le premier tour de la présidentielle 2010 a été remarquable dès lors que les Ivoiriens se sont mobilisés pour affirmer leur choix. 83 % d’électeurs effectivement présents dans les bureaux de vote, c’est l’expression qu’il n’y a pas de « ras-le-bol » de la politique et des « politiciens » mais que « ça suffit, il faut que l’on passe à autre chose ». Le message est clair et net pour les responsables politiques. L’élimination de Bédié dès le premier tour n’exprime pas une faible mobilisation de son électorat traditionnel, celui qui a formaté la Côte d’Ivoire pendant quarante ans ; simplement le fait que les électeurs ont pensé que, compte tenu de son âge et de son parcours, il n’était peut-être pas le mieux placé pour redresser le pays.
La qualification de Ouattara pour le second tour - qui est, malgré tout, une surprise -, alors que depuis vingt ans, de façon outrancière, des hommes politiques et des médias en avaient fait un « épouvantail », n’est pas l’expression du vote massif « des porteurs de boubous ». C’est autre chose qu’un vote ethnique ; c’est autre chose qu’une volonté de revanche. C’est susciter un espoir pour vaincre la peur, c’est affirmer la nécessité qu’il y a « à vivre ensemble ». Gbagbo n’a pas été élu au premier tour ; il est nécessairement déçu et son état-major est quelque peu K.O. Mais il arrive en tête. Prime au sortant ? Bien sûr. Mais c’est, aussi, qu’il représente autre chose, sur la scène politique, que les deux autres (même s’il l’a mal exprimé pendant ses dix années au pouvoir).
Un duel Gbagbo-Bédié au second tour n’aurait pas permis les mêmes avancées. C’était exclure Ouattara de la scène politique et donner du grain à moudre à ceux qui s’y étaient efforcé depuis vingt ans (y compris Bédié et Gbagbo). L’électorat de Ouattara aurait sans doute rejoint les rangs de celui de Bédié mais l’abstention aurait fait un bond en avant. La présence de Ouattara au second tour oblige ceux qui, un temps, ont voulu l’exclure à se rassembler autour de sa candidature. Elle oblige aussi Gbagbo à mettre un bémol à son discours « d’exclusion » : les électeurs ne lui ont pas encore donné tort, mais ils ne lui ont pas non plus donné raison. On pourra bien agiter les chiffres « ethniques » dans tous les sens, cela n’y changera rien. D’autant plus que les communautés africaine et internationale ont les yeux braqués sur Abidjan. Chacun a conscience que ce qui se joue en Côte d’Ivoire est autre chose qu’une confrontation électorale. C’est le sentiment que « l’espoir a vaincu la peur ».
Dans un entretien avec Laurent d’Ersu (La Croix du 8 novembre 2010), Mgr Jean-Pierre Kutwa, ancien archevêque de Gagnoa (la ville de Gbagbo), aujourd’hui archevêque d’Abidjan (il a pris la succession de Bernard Agré le mardi 2 mai 2006), rappelle que les chefs religieux ont transmis ce message aux candidats : « Si vous voulez être un jour à la tête de ce pays, montrez votre grandeur d’âme ». Dans le contexte politico-social actuel, le discours politique traditionnel ne peut plus avoir cours. Les résultats du premier tour de la présidentielle l’ont rendu obsolète ; et jour après jour, il l’est de plus en plus. Sauf à instaurer une dictature. Qui pourrait affirmer que Ouattara n’est pas un candidat légitime (car c’est quand même là le nœud du problème depuis deux décennies) alors qu’il est qualifié pour le second tour et que Bédié, battu dès le premier tour, demande à ses électeurs de le soutenir au nom du rassemblement des « houphouëtistes » ?
Ouattara, quant à lui, joue le jeu du « rassemblement ». « Vivre ensemble » était le mot d’ordre initial de son programme. Il était bien placé, pourtant, pour avoir un maximum de ressentiment à l’égard de l’un comme l’autre candidat. « Grandeur d’âme » ? Je ne sais pas. Sens politique, intérêt bien compris… Qu’importe, ce qui compte c’est la « facilitation » du processus électoral dans une perspective de réconciliation. Et il me semble que celui qui a été le plus meurtri par les dérives politiques ivoiriennes depuis vingt ans est le mieux placé pour le faire.
Mgr Kutwa, dans l’entretien accordé à La Croix, rappelle que « les premières années de la crise furent un moment très trouble, un moment où il avait été dit que le pouvoir était dans la rue ». Il ajoute : « Si aujourd’hui la situation n’est pas encore suffisamment stabilisée pour que l’on puisse se pencher en profondeur sur ces événements tragiques, je crois qu’il ne faut pas se faire d’illusion : demain, pour entrer dans une réconciliation totale, il faudra revenir sur certaines choses. L’Histoire vous rattrape toujours ».
Dans son discours, à la suite de son investiture comme candidat du RHDP pour le second tour, Ouatarra a rappelé, de son côté, que « dans l’histoire de l’humanité, les grands changements se sont effectués lorsque les hommes et les femmes, conscients d’une situation qui ne pouvait durer, ont mis de côté leurs différences et ont uni leur force, afin de faire triompher la justice et la liberté. Dans l’histoire de la Côte d’Ivoire, a-t-il ajouté, ce changement se fera parce que nous l’aurons tous décidé. Il est temps que la Côte d’Ivoire renoue avec la grandeur, la probité et le travail. La Côte d’Ivoire le mérite. Les Ivoiriens le demandent ».
Pour affirmer son ambition de travailler à gérer la Côte d’Ivoire « sous l’autorité du président Bédié, cher aîné » (Mgr Kutwa appelait à « la grandeur d’âme », dans ce registre ADO est imbattable), Ouattara en appelle au souvenir de Julius K. Nyerere, le « père de l’indépendance » de la Tanzanie (cf. LDD Tanzanie 007 et 008/Lundi 1er et Mardi 2 novembre 2010) qui, ayant abandonné volontairement le pouvoir à un successeur désigné (un musulman alors que Nyerere était catholique), demeurera président du parti (alors unique) afin de garder la main sur la vie politique du pays. ADO a la prudence d’aller chercher loin un modèle de cohabitation dont peu d’Ivoiriens savent quelque chose ; mais c’est, en ce moment, l’intention qui compte !
Jean-Pierre BEJOT
© Copyright La dépèche diplomatique
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire