lundi 1 octobre 2012

Egypte - Les murs du Caire redessinent la révolution

(Le Figaro 01/10/2012)

REPORTAGE - Quand, sur ordre du gouverneur, des employés municipaux effacent les graffitis de la révolution, les ex-contestataires de la place Tahrir reprennent pochoirs et pinceaux pour que leur histoire ne s'oublie pas.
Les murs du Caire n'auront pas la mémoire courte, Layla Magued s'en est fait la promesse. Alertée, vendredi 21 septembre, par la disparition des graffitis révolutionnaires, elle a été l'une des premières à accourir au début de la rue Mohammed-Mahmoud, sur la place Tahrir, avec son échelle, ses pots de peinture et ses pinceaux. «Qu'on se le dise: on ne nous volera jamais notre révolution!», s'enflamme la jeune graffeuse, tee-shirt bleu électrique sur blue-jean, en mettant la dernière touche à son nouveau tag. Tout de noir vêtu, un Batman en furie y interpelle un barbu à lunettes, copie conforme du président Morsi, issu des Frères musulmans, en lui lâchant dans une bulle de bande dessinée: «Ne t'avise pas d'effacer mes graffitis, fils de…» D'un sourire complice, les passants s'arrêtent, applaudissent, puis s'empressent d'immortaliser l'œuvre subversive d'un coup de «clic» sur leur téléphone portable, au cas où elle serait amenée à disparaître à son tour.
Avec ses blagues anti-régime, ses odes à la liberté, et ses dessins au pochoir, le mur de la rue Mohammed-Mahmoud, théâtre de violents affrontements entre manifestants et forces de l'ordre, était devenu un musée à ciel ouvert de la révolte anti-Moubarak et de la colère contre l'armée. En le badigeonnant de blanc, les agents municipaux disent avoir obéi à un souci «d'embellissement» de la place Tahrir formulé par le nouveau pouvoir islamique. Mais les ex-révolutionnaires y voient déjà une ruse malveillante. «Ils sont en train d'effacer l'esprit de rébellion et de créativité des journées de révolte. Une façon, pour eux, de réécrire l'histoire à leur façon. C'est dangereux!», s'inquiète l'opposant Mohammed Arafat, du Parti social démocrate.
Des tags contre l'oubli
Les mains agrippées aux rebords de sa chaise roulante, Ahmed Abdel Kharek est venu apporter son entier soutien aux tagueurs. À 26 ans, ce jeune Égyptien aux cheveux gominés connaît le prix de la révolte. Le 28 janvier 2011, au pic des manifestations contre l'ex-raïs du Caire, une balle des forces de l'ordre lui a traversé la jambe droite. «C'était à quelques mètres d'ici», souffle-t-il. À ses yeux, ce mur est un mémorial sacré, celui de ses compagnons de révolte qui, moins chanceux que lui, ont péri sous les tirs. «Jamais je n'accepterai qu'on les oublie», reprend-il. Derrière lui, quelqu'un a retagué en «rouge sang» les visages de deux icônes de la contestation égyptienne: Khaled Saïd, tabassé à mort par la police en juin 2010, quelques mois avant le début de la révolte, et Mina Daniel, un jeune copte tué par balle lors d'une manifestation postrévolutionnaire contre l'armée. À l'autre bout du mur, un graffeur en casquette s'active à imprimer à l'infini des mains blanches comme autant de traces des victimes de la répression de l'ex-régime, dont le nombre reste inconnu. Avec cette phrase à l'appui: «Les martyrs sont en moi.»
«Effacez, et nous dessinerons à nouveau!»
Une petite femme au foulard à fleurs se fraye un passage dans la foule des badauds qui s'agglutinent devant la fresque. Dans un anglais approximatif, elle explique que son fils aussi est mort ici, tout en offrant d'une main généreuse quelques biscuits aux tagueurs. Elle s'avoue, dit-elle, «bluffée» par leur courage. Autrefois remontés contre Moubarak et le maréchal Tantaoui, la plupart des nouveaux tags ont choisi, sans détour, leur nouvelle cible: les islamistes au pouvoir. À l'entrée de la rue Mohammed-Mahmoud, la fameuse caricature à double visage de l'ancien président et de l'ex-ministre de la défense s'est vue remplacée par un dessin encore plus subversif, où l'on voit de jeunes révoltés armés de simples pinceaux défier les coups de matraque de la police. En haut à gauche, le visage du président Morsi se cache, telle une image subliminale, derrière celui des deux ex-bêtes noires des révolutionnaires. «Vous n'avez rien de mieux à faire que de batailler avec les murs et de vous battre avec les lignes et les couleurs!», proclame, en lettres arabes, le texte apposé au dessin. Plus loin, le visage géant d'un jeune insoumis tire une langue verte à l'attention du ministère de l'Intérieur, tandis que des slogans accolés à des caricatures de barbus mettent en garde contre «un virus qui se propage». «Effacez, effacez, et nous dessinerons à nouveau!», prévient un autre graffiti.
Mais jusqu'à quand? Les mèches brunes mouchetées de peinture fraîche, Leyla Magued, la jeune graffeuse, ose à peine se poser la question. «Avec Morsi et les Frères musulmans au pouvoir, on peut s'attendre à tout. D'ailleurs, la censure a déjà commencé. L'autre jour, le directeur de l'institut de cinéma où j'étudie s'est opposé à la diffusion de deux films d'étudiants qui parlaient de sexe et de masturbation», confie-t-elle. Pour l'heure, son croquis de Morsi n'a pas bougé. «S'ils veulent l'effacer, qu'ils le fassent, on n'a pas peur d'eux. Ce mur est imprégné des souvenirs de la révolution. Certains tags y ont été dessinés avec le sang des martyrs. Si vous grattez un peu, vous en trouverez la trace. Notre révolte est toujours vivante. Elle est indélébile», dit-elle.

Par Delphine Minoui 28/09/2012
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