(L'Express 14/11/2011)
Le ministre des Affaires étrangères a achevé samedi soir dans la ville-phare du nord du Nigeria un périple aussi intense que bref. L'occasion de livrer sa vision du devenir de la relation entre la France et l'Afrique.
"Bienvenue et gloire au chef blanc!" Psalmodiée en langue haoussa par les griots de l'émir de Kano, la formule monte vers les voutes de la fastueuse salle du trône à l'instant où Alain Juppé y pénètre. Voilà près d'un demi-siècle que son hôte, Ado Abdullahi Bayero, a accédé à la dignité qui fait de lui la plus haute autorité morale du Nord nigérian. Quand l'octogénaire enturbanné répond aux civilités du ministre de passage, son interprète doit tendre l'oreille, tant le filet de voix est ténu. Pour un peu, l'émir aurait pu saluer son visiteur ainsi "kanonisé" dans la langue de Molière, apprise jadis en Normandie. Mais voilà: redoutant d'en avoir oublié l'usage, il chuchotera en haoussa.
Avant de regagner Paris, le "chef blanc" de la diplomatie française a tenu à faire escale ici. Pour témoigner de la solidarité de Paris envers les Etats septentrionaux du Nigéria, endeuillés depuis 2009 par les attentats aveugles des djihadistes de Boko Haram. Et pour adresser à la jeunesse un message "fraternel".
Message délivré à Mambayya House, dans l'amphithéâtre de l'université Bayero, à la faveur d'une conférence consacrée à "La France et l'Afrique émergente". En creux, un bréviaire juppéiste de la "refondation" du dialogue entre l'ancien tuteur colonial et l'espace subsaharien. Tant pis pour les nostalgiques du pré carré francophone: il s'agit de "tisser des liens nouveaux avec tous les grands acteurs" de l'espace subsaharien, dessein qu'attestent les "partenariats stratégiques" instaurés avec l'Ethiopie, l'Afrique du Sud, le Kenya et le Nigeria.
Vincent Hugeux/LEXPRESS.fr
"L'aspiration à la démocratie est universelle"
Volontarisme ou pensée magique? L'orateur soutient ensuite que partout ou peu s'en faut, "la démocratie progresse". Las!, il ne suffit pas d'enchaîner les rituels - voire les simulacres - électoraux, pour asseoir la culture du pluralisme. Au passage, le maire de Bordeaux récusera le funeste raccourci de celui qui fut son mentor en politique. Voilà une vingtaine d'année, Jacques Chirac avait jugé l'Afrique "pas mûre" pour les grandeurs et servitudes de l'exercice démocratique. "L'aspiration à la liberté et à la démocratie est universelle", soutient son ex-disciple. Même s'il n'existe pas en la matière de "modèle unique".
Succès garanti dans l'auditoire. Tout comme lorsque le "French minister" s'attarde sur l'essor du terrorisme, "inquiétant facteur de déstabilisation". Le péril, vu d'ici, n'a rien d'hypothétique. Qu'ils aient visé des postes de police, des églises ou des bars à bière, les insurgés de la secte islamiste Boko Haram ont semé début novembre dans leur sillage 150 cadavres dans le seul Etat de Yobe (nord-est). Menace d'autant plus angoissante que les fous d'Allah nigérians, hier "inspirés" par les taliban afghans, entretiennent désormais des liens avec leurs "cousins" d'Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi), actifs dans la bande sahélo-saharienne, comme avec les miliciens chebab somaliens. Que veulent-ils? Abattre un pouvoir "impie" et instaurer dans le nord de la fédération un émirat islamique régi par une version rigoriste de la charia, loi coranique déjà en vigueur dans une douzaine d'Etats.
L'évolution récente du modus operandi des terroristes, plus sophistiqué et mieux orchestré, alimente l'inquiétude. Voilà qu'ils recourent aux bombes télécommandées comme aux attentats-suicides à la voiture piégée et élargissent le champ d'action. Pour preuve, les attaques lancées dans la capitale contre le QG de la police puis, le 26 août dernier, le siège des Nations unies. En 2009, l'armée fédérale avait pourtant cru anéantir au prix d'une hécatombe - 800 tués dont le gourou Mohamed Yusuf - le noyau dur du mouvement, rasant la mosquée qui lui tenait lieu de fief à Maiduguri, capitale de l'Etat de Borno. Mais le tout-répressif, propice aux bavures, n'a pas fait illusion longtemps.
Dans un article publié en septembre par la revue Foreign Affairs, John Campbell, ambassadeur des Etats-Unis à Abuja de 2004 à 2007, dénonce les effets pervers d'une option militaire qui fabrique des martyrs à la chaîne. Cette approche peut faire plus de mal que de bien, soutient le diplomate américain, avant d'inviter le président Goodluck Jonathan, un chrétien du Sud, à s'attaquer aux fléaux qui valent à Boko Haram la sympathie, sinon le ralliement, de jeunes musulmans amers ou désoeuvrés: chômage, inégalités, corruption.
En termes choisis, le discours d'Alain Juppé fera écho à cet impératif. Il importe, souligne-t-il, "que les bienfaits de la croissance ne se limitent pas à une poignée de privilégiés (...) Ici, au Nigeria [premier partenaire commercial subsaharien de la France depuis 2005], les immenses ressources ne sont par réparties équitablement."
La lutte contre le terrorisme, insiste Alain Juppé au pupitre de Mambayya House, "n'est pas celle d'une civilisation contre une autre, d'une religion contre une autre". Dans son propos, l'orateur fera aussi allusion à la nécessité impérieuse de combattre la piraterie maritime dans le Golfe de Guinée. Ce qu'il ne dira pas au micro, c'est que les amiraux nigérians manifestent sur ce front-là une tiédeur suspecte. Et pour cause: nombre d'entre eux tirent profit du trafic des cargaisons - notamment de pétrole - dérobées par les flibustiers modernes, sur un marché aussi noir que l'or que convoient les tankers.
Trop brève, la séance de questions-réponses aura le mérite de faire affleurer les soupçons qu'inspirent, au sein de l'intelligentsia africaine, les engagements récents de Paris: l'interprétation, jugée abusive de la résolution 1973, fondement des frappes aériennes en Libye, ou l'intervention militaire dans le bourbier post-électoral ivoirien. Mais aussi - un grand classique en terre d'islam - la loi hexagonale sur le port du hidjab, largement perçue comme un indice d' "islamophobie".
L'échange offrira l'occasion au patron du Quai d'Orsay d'apaiser quelque peu les craintes énoncées, mais aussi de saluer la suspension par la Ligue arabe de la Syrie, annoncée deux heures plus tôt. C'est ainsi: de Johannesburg à Kano, la sanglante fuite en avant de Bachar al-Assad aura flotté en permanence sur ce périple africain.
Par Vincent Hugeux
Vincent Hugeux/LEXPRESS.fr
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