(Le Monde 31/01/2012)
Etienne Smith, chercheur en sciences politiques à l'université Columbia, spécialiste de l'Afrique de l'Ouest.
Considérez-vous comme une surprise la décision du Conseil constitutionnel de valider la candidature d'Abdoulaye Wade et d'interdire celle de Youssou N'Dour ?
Etienne Smith : La décision du Conseil constitutionnel n'est pas vraiment une surprise, dans la mesure où ses cinq membres ont été nommés par M. Wade, qui a par ailleurs récemment augmenté leur salaire. Son président, Cheikh Tidiane Diakhaté, est un personnage controversé, connu pour sa proximité avec Wade.
Mais une partie des Sénégalais conservait l'espoir que les juges mesureraient la portée historique de leur décision et seraient capables de prendre une décision impartiale, d'autant plus que l'immense majorité des spécialistes sénégalais du droit constitutionnel se sont prononcés contre la validation de la candidature de Wade.
La vraie surprise, c'est l'invalidation de la candidature de Youssou N'Dour, qui sonne comme une provocation politique. Le pouvoir de Wade a eu réellement peur d'un "effet N'Dour" dans la campagne, notamment de l'attention médiatique internationale qu'a suscité sa candidature. Il a donc préféré l'exclure. Au fond, cette décision est à elle seule le meilleur symbole de la dégradation des institutions républicaines sénégalaises sous Abdoulaye Wade. La règle de droit sert les convenances personnelles d'un monarque qui semble incapable de dissocier l'Etat de sa personne.
Certains se risquent à tirer des comparaisons entre la situation actuelle au Sénégal et celle en Côte d'Ivoire – où une instance constitutionnelle invalide une candidature ou une victoire – laissant entendre que cela pourrait dégénérer. Est-ce votre avis ?
Etienne Smith : La situation au Sénégal est très différente de celle de la Côte d'Ivoire, en raison d'un contexte historique plus démocratique et de l'absence de clivages communautaires fortement politisés au Sénégal. Cependant, les mêmes causes produisent souvent les mêmes effets : l'exclusion d'un candidat aussi connu que Youssou N'Dour provoque déjà des tensions.
"Wade est une sorte de mélange de Félix Houphouët-Boigny, dans sa volonté de s'éterniser au pouvoir et de penser que l'Etat lui appartient, et de Laurent Gbagbo [sur la photo], cet éternel opposant qui, une fois au pouvoir, n'a plus l'intention de le quitter".
Mais plus que son invalidation, c'est la validation de la candidature de Wade qui est source de conflit. Abdoulaye Wade est une sorte de mélange de Félix Houphouët-Boigny [président ivoirien de 1960 à 1993], dans sa volonté de s'éterniser au pouvoir et de penser que l'Etat lui appartient, et de Laurent Gbagbo, cet éternel opposant qui, une fois au pouvoir, n'a plus l'intention de le quitter. Enfin, son désir de se faire succéder par son fils impopulaire [Karim Wade] le rapproche des anciens dictateurs Omar Bongo, du Gabon, et Gnassingbé Eyadéma, du Togo.
La situation peut donc tout à fait dégénérer, car une bonne partie de l'opinion considère la candidature de Wade comme illégitime, et même absurde au regard de son âge. Et comme il n'y a plus de recours légal, la seule arme qu'il reste c'est la pression de la rue. Wade va certainement jouer de cette peur de la déstabilisation du pays, vis-à-vis de l'opinion sénégalaise, mais aussi de la communauté internationale, pour tenter de masquer le fait que sa candidature et les ambitions de son fils sont en réalité la principale source d'instabilité. Depuis des années déjà, l'image positive dont bénéficie le Sénégal à l'étranger empêche la prise de conscience par la communauté internationale de la gravité des dérives au sommet de l'Etat. La situation actuelle agit comme un révélateur.
Quelles options se présentent désormais à l'opposition sénégalaise ? Les manifestations prévues mardi 31 janvier peuvent-elles peser sur le processus politique ?
Etienne Smith : L'opposition est dans une situation difficile, car elle ne dispose plus de voies juridiques pour refuser la candidature d'Abdoulaye Wade. Il ne lui reste que la pression populaire, c'est-à-dire les manifestations de rue et l'appel au soutien international face à ce qu'elle présente comme un coup de force de Wade. Comme les manifestations du 23 juin 2011 l'ont montré, seule la rue est capable de faire reculer Wade.
Mais si la rue ne remporte pas une victoire rapide, l'opinion pourrait se retourner contre l'opposition par refus de voir le pays être paralysé pendant plusieurs semaines. Et l'opposition pourrait alors se diviser, entre ceux qui souhaitent aller aux urnes malgré tout, et ceux qui persisteront dans leur refus de la présence de Wade.
La mobilisation de mardi sera donc décisive, d'autant qu'un scénario de type "printemps arabe" n'est pas à exclure, tant l'exaspération des populations est grande. Tout dépendra aussi de l'écho médiatique international de ces manifestations. La faible couverture internationale des événements en Afrique subsaharienne, par rapport au Maghreb ou au Moyen-Orient par exemple, a souvent découragé les mouvements démocratiques en Afrique par le passé. Cette fois, la situation est différente car Wade a commis l'erreur d'ignorer la notoriété de Youssou N'Dour et la place symbolique particulière qu'occupe le Sénégal en Afrique.
Propos recueillis par Luc Vinogradoff
Etienne Smith, chercheur en sciences politiques à l'université Columbia, spécialiste de l'Afrique de l'Ouest | LEMONDE.FR | 31.01.12 | 11h03 • Mis à jour le 31.01.12 | 11h08
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