(Courrier International 17/01/2012) Au moment où Kigali et Paris relancent leur coopération, l’enquête française sur la mort de l’ex-président rwandais a pris un tour nouveau avec la publication du rapport du juge Trévidic. Le quotidien Le Pays se demande ce que cache ce revirement.
L’image du caméléon est sans doute celle qui colle à merveille à l’enquête entamée par la justice française depuis 1998 sur l’assassinat, le 6 avril 1994, de l’ex-président rwandais Juvénal Habyarimana. Six ans après la clôture de l’enquête du premier juge, les résultats d’une deuxième enquête viennent remettre en cause les conclusions de la première investigation.
Un énième rebondissement qui fait penser à la lenteur et aux innombrables changements de couleurs de ce lézard arboricole doué d’homochromie. En plus des chefs d’Etat rwandais et burundais, des membres d’équipage français occupaient l’appareil abattu. Des ayants droit de ces derniers avaient donc porté l’affaire devant la justice de leur pays.
Les conclusions des investigations de Jean-Louis Bruguière, premier juge français chargé du dossier, posaient l’hypothèse d’un bombardement du Falcon 50 présidentiel par des rebelles tutsis du Front patriotique rwandais (FPR) infiltrés sur la colline de Massaka, qui surplombe l’aéroport de Kigali. Le magistrat avait alors émis, en 2006, des mandats d’arrêt contre sept proches du président rwandais Paul Kagame, chef militaire du FPR à l’époque. Un acte qui n’avait pas manqué de créer un clash diplomatique entre la France et le Rwanda.
Les dignitaires du régime de Kigali avaient même mis en place, en son temps, une commission nationale d’enquête qui visait à inculper des personnalités de l’Hexagone pour appui apporté aux génocidaires rwandais. Il a fallu attendre trois ans pour voir s’estomper le brouillard qui pesait sur les relations franco-rwandaises.
Ce fut à la faveur d’une visite du président Nicolas Sarkozy à son homologue rwandais. Mission au cours de laquelle le locataire de l’Elysée, dans le souci de décrisper davantage l’atmosphère, avait reconnu, quoique tardivement, des erreurs commises par son pays dans son soutien au régime d’Habyarimana, accusé d’être le principal auteur du génocide. En 2008, le juge Bruguière, qualifié d’imposteur par le président Kagame, avait été dessaisi de l’affaire, confiée au juge antiterroriste Marc Trévidic.
Dix-huit ans après le triste événement et quatorze ans après l’ouverture de l’enquête, un deuxième rapport, produit à l’issue de vingt mois d’investigation, prend presque le contre-pied du précédent. La thèse qui accablait le camp Kagame est, en effet, battue en brèche par les résultats de cette deuxième investigation révélés le 10 janvier dernier. Les travaux des experts en balistique, acoustique, accidents aériens et des géomètres dont le juge s’est entouré, ont débouché sur la piste de la colline de Kanombé, dans un camp militaire tenu par les extrémistes hutus (au pouvoir à l’époque). Comme il fallait s’y attendre, cette dernière thèse a été vivement approuvée par Kigali, qui compte demander diligemment un non-lieu pour ses caciques inculpés.
Les autorités françaises et rwandaises seraient-elles en passe de réussir leur deal de l’année avec la nouvelle orientation de l’affaire Habyarimana ? Celles-ci ont peut-être trouvé un compromis pour tourner la sombre page de leurs relations tumultueuses. Mais il n’en demeure pas moins que, par ce virage à 190 degrés, la justice française opère un revirement spectaculaire qui ne manque pas d’intriguer. A y voir de plus près, le rapport judiciaire de Trévidic dégage un relent d’opération politique.
Certes, pour s’être rendue sur les lieux du crime afin de mener son enquête, l’équipe de ce dernier peut bénéficier de plus de préjugés favorables que celle de son prédécesseur, qui n’a pas investigué sur le terrain. Ajouté à ce facteur, le désaveu du premier juge par un de ses principaux témoins qui l’a accusé d’avoir déformé son témoignage : il était évident qu’il fallait revoir les choses pour affiner la démarche. Mais pourquoi, en cas de changement de stratégie d’investigation, ne pas conserver le même magistrat dont le rapport a quand même été considéré par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) comme utile à l’appréciation du contexte du génocide de 1994 ?
La connaissance qu’il avait déjà de l’affaire aurait donné plus de chances au dossier d’avancer plus vite et de limiter ainsi les risques de disparition ou de dégradation des preuves. Le choix de changer de juge quelque temps avant la normalisation des relations entre les deux pays laisse penser à un arrangement dont le couronnement pourrait être, dans les jours à venir, un rapprochement entre les deux gouvernements.
La realpolitik guidée par les enjeux géostratégiques risque dès lors de prendre le dessus sur l’intérêt des victimes et assimilés du génocide rwandais qui a provoqué, il faut le rappeler, la mort de plus de 800 000 personnes. Il s’avère donc important d’éviter la ridicule thèse prônée par le camp Kagame, qui consiste à assimiler, maladroitement et à dessein, tout soupçon dirigé contre lui, à une négation du génocide. Il est de plus en plus admis que, suite à l’assassinat d’Habyarimana, qui était l’un des leurs, les Hutus ont été les premiers à déclencher les hostilités.
Mais c’est aussi un fait que les deux groupes ont commis des tueries en série et que la France est accusée d’y avoir contribué. Même si l’enquête qui vient de livrer ses conclusions avait plus pour objectif de déterminer l’origine des tirs que d’en désigner les auteurs, il reste tout de même important de pousser plus loin les investigations pour situer clairement les responsabilités des forces armées de l’époque dans l’attentat. Les dernières recherches ont du reste fait ressortir que les missiles utilisés - de type russe - nécessitent une formation technique très précise qui n’aurait jamais été dispensée au sein de l’armée rwandaise. Un élément à ne pas négliger et dont la juste exploitation pourrait mériter que l’on confie l’affaire à une juridiction plus neutre que la justice française.
Le Pays
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