(Le Point 12/01/2012)
Le spécialiste Marc-Antoine Pérouse de Montclos explique que toutes les confessions sont touchées par les violences dans le pays.Le Nigeria s'est de nouveau embrasé lundi. Cinq personnes ont trouvé la mort, et des dizaines ont été blessées au premier jour d'une grève générale qui a paralysé le pays pour protester contre le doublement du prix du carburant. Dans le sud du pays, à majorité chrétienne, les manifestants s'en sont pris à une mosquée, qu'ils ont tenté d'incendier, ce qui ravive la crainte d'une nouvelle guerre civile dans le pays, dans un contexte confessionnel ultra-tendu. Depuis Noël, 80 chrétiens ont été tués par la secte islamiste Boko Haram, littéralement "l'éducation occidentale est un péché", qui réclame l'application de la charia dans l'ensemble du Nigeria. Rare spécialiste du pays en France, Marc-Antoine Pérouse de Montclos*, chercheur à l'Institut de recherche pour le développement (IRD), explique au Point.fr pourquoi les musulmans du Nigeria n'ont aucun intérêt à épouser la cause de la secte islamiste Boko Haram.
Le Point.fr : Existe-t-il un lien entre les manifestations de lundi, qui ont touché une mosquée, et les attaques dont sont victimes les chrétiens dans le nord du pays depuis Noël ?
Marc-Antoine Pérouse de Montclos : Pas du tout. Les manifestations s'opposent à la hausse du prix de l'essence. Comme souvent dans ce cas au Nigeria, elles tournent à l'émeute, et peuvent toucher des bâtiments, telles des mosquées. Il ne s'agit là nullement de représailles par rapport aux chrétiens tués par la secte islamiste Boko Haram.
Pourquoi la population est-elle si en colère ?
C'est assez logique, au fond, lorsque vous doublez le prix de l'essence à la pompe. Mais ici, cela va même au-delà. La subvention sur le prix de l'essence était considérée par les Nigérians comme le seul moyen de voir un peu de la couleur du pétrole du pays, qui enrichit de manière tout à fait outrancière une minorité infime de privilégiés. Étant donné le degré de corruption, celui-ci est principalement raffiné à l'étranger. C'est tout de même un paradoxe pour le premier producteur de pétrole en Afrique, d'autant plus que le peu de raffineries qui existent sont loin de tourner à pleine capacité.
Les manifestations ne revêtent donc qu'un caractère social...
Il en découle également un problème politique. Le président Goodluck Jonathan, à l'origine de la mesure, est originaire du Sud à dominante chrétienne, qui abrite les régions productrices de pétrole. Celles-ci revendiquent depuis plusieurs années que l'on revienne sur un principe de péréquation, selon lequel les régions riches doivent payer le développement des régions pauvres, qui se trouvent notamment dans le Nord, majoritairement musulman. La suppression de cette subvention, qui était le seul mode de redistribution égalitaire de la manne pétrolière à toute la population, quels que soient son rang social ou sa confession, renvoie désormais l'image d'un président ethniquement orienté en faveur des siens.
Le Sud du pays étant majoritairement chrétien, peut-on parler de réforme anti-musulmane ?
La réforme est surtout vécue comme anti-populaire. Le pays compte 36 États fédérés, dont seulement trois produisent vraiment du pétrole en quantité. L'immense majorité des Nigérians vivent donc dans des régions non productrices de pétrole, qu'ils soient musulmans ou chrétiens.
Les deux tiers des Nigérians vivent avec moins de deux dollars par jour, ceux-ci devraient être les principaux touchés.
Tout à fait, et c'est surtout dans leurs transports quotidiens, qui dépendent de l'essence, que les masses populaires vont souffrir. Il existe donc un véritable risque pour l'image de marque du président Goodluck Jonathan. Mais celui-ci a tout de même pris une décision courageuse. Les économistes suggèrent depuis longtemps de supprimer les subventions gouvernementales sur l'essence, afin que celle-ci soit vendue par l'État nigérian au prix réel, plutôt qu'à perte. Car cela coûte très cher au pays d'importer de l'essence au prix du marché, avant de la revendre à prix réduit à sa population.
Le gouvernement a pourtant garanti que l'argent gagné allait être réinvesti dans la production d'électricité...
C'est ce qu'il annonce, mais la population est sceptique à ce sujet, le Nigeria étant un pays corrompu. Souvent, les fonds publics destinés à construire des centrales électriques disparaissent dans la poche de personnes bien introduites auprès de la présidence. L'ancien président de 1999 à 2007, le puissant Olusegun Obasanjo, avait lui aussi promis d'améliorer l'électrification du pays, en vain. Il est donc difficile d'imaginer que Goodluck Jonathan, qui vient d'être élu, arrivera à un meilleur résultat en trois ans. D'autant plus que le président, qui est perçu comme un faible, n'a rien fait jusqu'ici pour lutter contre la corruption, qui est un véritable système politique dans le pays. Or, le pays manque cruellement d'électricité. Le Nigeria compte parmi les plus grands marchés mondiaux d'importation de générateurs d'électricité. J'ai moi-même enseigné pendant deux ans dans une université qui n'avait pas de courant.
Les syndicats, qui ont appelé à une grève illimitée, semblent déterminés.
Il s'agit de menaces. Le Nigeria a déjà vu le prix de son essence doubler : à chaque fois, cela a engendré des troubles, qui ont fini par se tasser, non sans morts. Les manifestations d'ampleur se terminent souvent en émeutes, parce que la police tire à vue, en toute impunité. Cela vaut pour les manifestations contre le prix de l'essence, et il y a de quoi être inquiet pour les jours à venir.
Goodluck Jonathan a affirmé que les violences anti-chrétiennes étaient "pires que la guerre civile de 1966 au Biafra" (qui a fait plus d'un million de morts). Est-ce justifié ?
Ces déclarations sont maladroites, d'autant plus que Goodluck Jonathan est connu pour être un grand gaffeur. Nous ne sommes absolument pas aujourd'hui dans la même configuration que la guerre du Biafra. Les chrétiens tués à Noël étaient surtout des populations locales du Nord, où ils sont enterrés, et non des immigrés chrétiens en provenance du Sud. Et cela a son importance. En 2000, c'est le rapatriement dans le Sud de corps mutilés de chrétiens qui a provoqué les actes de représailles sur les populations musulmanes. En 1966, l'exode de deux millions de réfugiés intérieurs qui allaient ensuite s'engager dans la guerre de sécession du Biafra.
Nous dirigeons-nous indubitablement vers une sécession Nord-Sud du pays ?
Les musulmans du Nord n'ont aucun intérêt à faire sécession. Parce que les ressources économiques se trouvent dans le Sud. Ceci est également valable pour les grands commerçants chrétiens, qui ont une influence très importante sur le politique au Nigeria, et qui ne souhaitent sûrement pas voir imploser ce formidable marché commun, cette union douanière qu'est le Nigeria. D'ici à 2050, ce pays abritera la troisième population au monde, avec plus de 400 millions d'habitants.
Mais la secte islamiste Boko Haram affirme pourtant vouloir expulser les chrétiens du nord du pays...
C'est vrai, mais leur logique est en réalité d'appliquer la charia par le biais d'un gouvernement islamique, car ils estiment qu'un exécutif laïque ne peut appliquer correctement la loi islamique. Cela implique l'établissement d'une République islamique qui n'est pas envisageable pour les chrétiens du Sud, et qui donc entraînerait une partition de facto du pays. Il en va de même pour les musulmans du Nord, qui ne se reconnaissent pas dans le discours extrémiste de Boko Haram et ne souhaitent certainement pas être privés de la manne pétrolière du Sud. Et de toute manière, la structure fédérale du pays, mise en place par les militaires pendant plusieurs décennies, rend difficile la chose. De fait, les interdépendances entre régions sont beaucoup plus développées qu'à l'indépendance.
Boko Haram avait été violemment matée par l'armée en 2009. Qui l'a fait renaître de ses cendres ?
Les gouverneurs locaux peuvent être tentés d'instrumentaliser ces milices pour éliminer l'opposition locale. Cela a été le cas avec le gouverneur de l'État de Borno, fief de la secte, qui l'a utilisée en 2003 pour se faire réélire en promettant d'appliquer la charia, sans pour autant tenir parole. Encore récemment, un sénateur du parti au pouvoir, le PDP, a été arrêté, car il s'est avéré qu'il commanditait une faction de Boko Haram. Cela montre qu'il y a des liens entre la secte islamiste et certains segments du pouvoir. Ceci est dû au fait que l'ensemble du politique au Nigeria demeure très mafieux. Pour éliminer les opposants, on a recours à des nervis de la guerre, dont faisait partie Boko Haram, afin de mener un nettoyage pour le compte de ces gouverneurs corrompus.
On prête à Boko Haram des liens avec al-Qaida da Maghreb islamique (Aqmi)...
Il existe sans doute des liens entre certaines factions de Boko Haram et Aqmi, mais pas toutes. La répression extrêmement brutale de l'armée en 2009 a forcé les cadres de la secte à se réfugier à l'étranger, où ils ont été récupérés par une mouvance djihadiste internationale. D'où le changement du mode opératoire de la secte, et l'élargissement des cibles. Au départ, Boko Haram n'était pas un mouvement terroriste. Elle ne s'en prenait pas aux chrétiens, et attaquait uniquement les représentants de l'État laïque, à savoir la police, l'armée et les prisons. Depuis la répression de 2009, elle a basculé vers les attentats-suicides visant les chrétiens et les expatriés, signature d'al-Qaida, ce qui est totalement nouveau au Nigeria.
Qui finance Boko Haram ?
La recrudescence des attaques de banques dans les États voisins du Borno (nord) prouve que tous les groupes de Boko Haram ne sont pas financés par al-Qaida.
On parle tout de même de populations déplacées dans le Nord...
Justement, leur nombre est très faible comparé à l'ampleur des déplacements qui avaient mené à la guerre du Biafra. Parmi les 90 000 déplacés autour de villes comme Damaturu, dans l'État de Yobe (nord), figurent surtout des musulmans, car ils sont bien plus nombreux, démographiquement parlant, que les chrétiens. Ces populations ont fui les combats entre les forces de sécurité et Boko Haram. Contrairement à d'autres régions du Nord, les deux communautés vivent ensemble à Damaturu, et sont réparties dans l'ensemble de la ville. Il n'y a pas de discrimination confessionnelle qui entraînerait un exode de chrétiens. Tout le monde est touché par les violences. Il n'y a pas de guerre de religion au Nigeria.
Propos recueillis par Armin Arefi Réduire le texteGrossir le texte* Auteur de "États faibles et sécurité privée en Afrique noire : De l'ordre dans les coulisses de la périphérie mondiale" (Éditions L'Harmattan)
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