jeudi 12 janvier 2012

Rwanda - Génocide rwandais : "les dysfonctionnements sont intervenus à tous les niveaux"

(Le Monde 12/01/2012)
Près de dix-huit ans après la fin du génocide rwandais, de nouveaux éléments avancés par le juge français Marc Trévidic suggèrent que des Hutus extrémistes pourraient être à l'origine de l'attentat du 6 avril 1994 contre l'avion du président Juvénal Habyarimana, point de départ des massacres.Jusqu'à présent, la thèse qui désignait l'actuel président du Rwanda, Paul Kagamé, comme instigateur de l'attaque prévalait. Le sociologue André Guichaoua, témoin des événements en 1994, avait lui-même qualifié de "certaine" cette version des faits. Aujourd'hui, s'il se félicite que le dossier soit relancé grâce à ces nouvelles informations, il déplore les dysfonctionnements d'un dossier judiciaire qui "sont intervenus à tous les niveaux".
Que change la publication de ce nouveau rapport d'expertise présenté mardi 10 janvier par le juge Marc Trévidic ?
Premier élément, et le plus important à mon sens, c'est que le dossier est aujourd'hui relancé pour de bon. Ces nouveaux éléments, qui ont fait l'objet d'investigations scientifiques, rouvrent le jeu, en quelque sorte. Il faut s'en féliciter, car cela démontre que les juges sont en mesure de mener des enquêtes et d'apporter des faits établis inédits, qui permettent d'enclencher des débats contradictoires.
Mais il importe désormais de valider les hypothèses qu'impliquent ces nouveaux éléments. Je salue d'ailleurs la décision de M. Trévidic d'avoir proposé un délai de trois mois qui devrait ouvrir la voie à une procédure contradictoire, à des enquêtes complémentaires ou encore à des procédures d'appel. Au terme de cette démarche, il se prononcera sur ces rapports et sur ce que tout le monde veut désormais savoir : qui sont les auteurs de l'attentat ? Une question qui impose une grande prudence aujourd'hui, d'autant que ce dossier provoque des scénarios quasiment conspirationnistes.
Vous avez vous-même affirmé que le président du Rwanda, Paul Kagamé, était à l'origine de l'attentat du 6 avril 1994. Quel est votre sentiment par rapport à ce revirement de la justice française ?
Je ne suis pas chargé des enquêtes. En tant que témoin expert au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), si je devais m'offusquer de toute conclusion qui ne correspond pas à ce que je pense, je n'en finirais plus. Mais pour l'instant, j'ai quand même l'impression que beaucoup de discours sont tenus un peu abusivement, alors qu'en l'état, le rapport n'indique pas qui sont les auteurs, et ne disculpent pas non plus ceux qui étaient mis en cause jusqu'à maintenant. Ca ne veut pas dire que ça ne se fera pas, mais pour l'instant, on n'a pas ces éléments, et il faut respecter le rythme et les procédures de la justice.
Aujourd'hui, il y a des questions que je continue de me poser après ce rapport. Si on valide l'idée que ce sont donc des Hutus qui sont à l'origine de l'attentat du 6 avril 1994, il reste des zones d'ombre. Il y a deux thèses généralement évoquées à ce sujet. La première, c'est que la belle-famille du président serait à l'origine de l'attentat. Mais le seul qui aurait été en mesure d'organiser l'affaire, le colonel Elie Sagatwaagatwa, demi-frère de la veuve Habyarimana, est mort avec le président dans l'attentat. C'est donc difficile d'accorder du crédit à cette idée. La deuxième thèse, c'est celle des officiers extrémistes, mais le chef d'état-major est lui aussi mort dans l'attentat. A mon sens, ce ne sont pas des "djihadistes", je ne pense pas qu'ils se soient sacrifiés pour leur cause. Il faudra donc avancer des éléments précis pour étayer ces thèses, et je les attends avec impatience.
Ces nouvelles informations illustrent-elles les dysfonctionnements de la justice française sur le dossier rwandais ?
Il faut souligner que les dysfonctionnements sont intervenus à tous les niveaux. Déjà, notons que si les procureurs du TPIR avaient voulu assumer ces faits, on n'en serait pas là aujourd'hui. Si la France, partie prenante dans ce dossier, ne s'était pas retrouvée chargée de l'enquête, on aurait certainement pu éviter bien des polémiques et des dysfonctionnements.
Ensuite, les autorités rwandaises se sont quand même toujours opposées à ce que le tribunal pénal prenne en charge le dossier, et ont toujours systématiquement bloqué les enquêtes. Aujourd'hui encore, la collaboration s'est faite, mais sur la base de nouvelles hypothèses qui convenaient davantage à Kigali.
Enfin, ça pose effectivement un certain nombre de questions sur la manière dont les choses ont été instruites à l'époque par le juge Bruguière. N'oublions pas tout de même qu'elles correspondent aussi à des rapports bien particuliers à l'époque. Un certain nombre de personnes ont payé de leur vie le fait d'avoir fourni des témoignages sur ce dossier, des procédures de protection incroyables ont dû être mises en place... Un contexte difficile pour mener des investigations. Même les derniers communiqués de la présidence rwandaise sur les jugements du TPIR accusaient directement le tribunal de servir de porte-voix des génocidaires. Ça tranche un peu avec l'exaltation qui prévaut aujourd'hui parce qu'une décision semble accréditer une thèse. Je crois surtout qu'aujourd'hui il faut respecter la justice, quand elle travaille sur la base de débats et de confrontations. Si elle ne travaille pas sur ces bases, ce n'est pas de la bonne justice, et ça il faut le dire aussi.

André Guichaoua, sociologue |
Propos recueillis par Charlotte Chabas
LEMONDE.FR |

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