(La dépèche diplomatique 15/03/2012)
La Côte d’Ivoire devrait célébrer, cette année, le dixième anniversaire du déclenchement la « rébellion » du 18-19 septembre 2012. Une « rébellion » qui a permis l’émergence d’un homme qui, depuis, n’en finit plus de gravir les échelons du pouvoir. Leader étudiant, chef rebelle, leader des Forces Nouvelles, ministre, premier ministre de Laurent Gbagbo, premier ministre d’Alassane D. Ouattara, député RDR. Et, très prochainement, sans doute, président de l’Assemblée nationale, ce qui fera de lui la deuxième personnalité de l’Etat ivoirien et le successeur du président de la République en cas de vacance du pouvoir.Il n’est pas un seul homme politique qui, actuellement, en Côte d’Ivoire, peut exhiber un tel CV. Gbagbo a été le fondateur du FPI et président de la République ; mais un président combattu sur le terrain et finalement battu dans les urnes. Henri Konan Bédié a été ministre, président de l’Assemblée nationale, successeur constitutionnel, président élu et président déchu, leader du PDCI-RDA, candidat à la dernière présidentielle qu’il a perdue dès le premier tour. Ouattara a été premier ministre de Félix Houphouët-Boigny, leader d’un parti (le RDR) dont il n’était pas le fondateur, et président de a République élu dans la douleur, la souffrance et… l’ingérence de la « communauté internationale ».
Dix ans d’un parcours linéaire – mais non dénué de crises qu’il est parvenu à résoudre à son avantage – font de Soro l’incontestable star politique de l’Afrique noire post-Mandela. Il n’est personne d’autre qui, en si peu de temps, ait parcouru un tel chemin politique dans un tel contexte passant de l’opposition à l’un (Bédié) et à l’autre (Gbagbo) à la collaboration avec l’un et l’autre (Gbagbo puis Bédié) pour enfin la consécration avec le dernier (Ouattara). Plus encore, l’attelage institutionnel (président de la République/président de l’Assemblée nationale) entre ADO et Soro pourrait apparaître comme le partenariat du scorpion et de la grenouille, partenariat contre nature du « marxiste » et de l’ultra-libéral, du leader étudiant gauchiste et de l’ancien dirigeant du FMI. Mais il est vrai que l’ancien protégé d’Omar Bongo et d’Abdoulaye Wade, l’homme qui a ses habitudes à Ouaga 2000, a su, avec pragmatisme (et ce qu’il faut d’opportunisme), revêtir le costume (de préférence de grande marque) de l’homme politique respectable et responsable. Afin de faire oublier qu’il a bâti sa carrière et sa fortune en compagnie de personnalités bien moins respectables et responsables.
Un ex-rebelle à la présidence d’une assemblée nationale ? On me rétorquera que ce n’est pas la première fois que des putschistes se transforment en législateurs. O.K. ! Sauf que, habituellement, c’est le résultat d’un mouvement d’ensemble de la société, pas une démarche individuelle, l’alliance des « anciens » et des « modernes », des « rebelles » et des « nantis », de « l’opposition » et du « pouvoir »… Hier, jeudi 8 mars 2012, Soro remettait sa démission du poste de premier ministre qu’il occupait depuis la signature des accords de Ouagadougou, voici tout juste cinq ans. Ce qui n’est pas rien. Il a aussitôt rendu compte à… Henri Konan Bédié, l’ancien président déchu, l’homme le plus combattu par Soro lorsque celui était leader étudiant. Son départ de la primature devrait permettre de nommer à ce poste un PDCI-RDA, conformément au pacte électoral des « houphouëtistes ». Mais dans le même temps, Soro a informé Bédié qu’il se préparait à briguer la présidence de l’Assemblée nationale.
Soro, le plus idéologue (tout au moins à l’origine, l’homme a changé depuis) des leaders politiques ivoiriens, a cette rare capacité à « faire avaler leur chapeau » à ses « partenaires ». Le « rebelle », « chef de guerre », patron d’une bande de voyous sans foi ni loi, s’était imposé comme ministre puis premier ministre sous Gbagbo. Le voilà qu’il se rend en cortège officiel chez Bédié, le président déchu (1999) et battu (2010), afin de lui signifier qu’enfin il était prêt à céder à son parti le job qu’il squattait depuis cinq ans et qu’il entendait, dans la foulée, obtenir celui qui avait justement permis à Bédié de devenir, pendant six ans, le patron de la Côte d’Ivoire. Insolence de la jeunesse !
Elu député, en passe d’être porté à la présidence de l’Assemblée nationale, Soro a figé sa position personnelle et politique pour les cinq ans à venir sans pour autant « injurier l’avenir ». Le temps que les vieilles gloires de la politique ivoirienne se retirent de la scène. Il aura, d’ici là, sécurisé ses arrières, assuré sa position au sein du RDR (dont il est l’élu à l’Assemblée nationale) et pris date pour la prochaine présidentielle (fin 2015). Enfin, il peut l’espérer. C’est que le passé du « rebelle » pourrait rattraper le présent du député. La Cour pénale internationale (CPI) a, depuis le 23 février 2012, étendu l’autorisation d’enquêter sur les crimes commis en Côte d’Ivoire à la période qui s’étend du 19 septembre 2002 au 28 novembre 2010, celle où la « rébellion » régnait en maître dans le Nord et l’Ouest du pays. « Cela dit, écrivait Abdoulaye Tao dans le quotidien burkinabè Le Pays daté du lundi 27 février 2012, on ne peut s’empêcher de tourner les regards vers les anciens chefs de guerre, le chef de la rébellion, Guillaume Soro, et le président ADO lui-même. Potentiellement, certains d’entre eux pourraient être cités comme témoins ou coauteurs dans les exactions attribuées aux rebelles, si celles-ci prenaient la dénomination de crimes de guerre, tout comme Laurent Gbagbo l’est actuellement ». Tao ajoutait : « On en est encore loin, certes. Mais le président ADO [*] doit maintenant se préparer à l’éventualité d’avoir parmi ses collaborateurs de haut niveau des présumés criminels de guerre. Tiendra-t-il sa promesse de ne protéger personne ? ».
La question mérite d’être posée sauf que la réponse ne tient pas dans la volonté d’un homme mais dans le pouvoir d’un chef d’Etat. Président d’une Assemblée nationale où le RDR est largement majoritaire (il détient 138 des 253 sièges attribués – deux restent en suspens – face à 86 PDCI-RDA et 17 « indépendants »), Soro serait en retrait du pouvoir exécutif. Mais disponible (et même largement disponible) pour tout le reste. La séparation des pouvoirs exécutif et législatif, dans le même temps, limiterait désormais les connexions entre ADO et Soro. Moins de proximité ; moins de complicité. Et l’immunité pour le président de l’Assemblée nationale. Qui quitte la primature avec toute son équipe (parfois bien encombrante) et pourrait être remplacé, dit-on, par un juriste clean : l’actuel ministre de la Justice, Jeannot Ahoussou, un PDCI qui était le co-directeur de campagne d’ADO pour le deuxième tour de la présidentielle 2010. Rien d’un guérillero !
ADO, manifestement, parie sur son présent et son futur bien plus que sur le passé de son très dérangeant ex-premier ministre. La Côte d’Ivoire est convalescente dans une région Ouest-africaine qui ne se porte pas bien. Faut-il la déstabiliser à nouveau sans, pour autant, ne rien résoudre sur la question essentielle des droits de l’homme et de la justice ? Encore faudrait-il que les violences cessent, ce qui est loin d’être le cas actuellement.
La démission de Soro de son poste de premier ministre tourne une page tourmentée et tumultueuse de l’histoire de la Côte d’Ivoire. Sans que l’on sache vraiment ce que sera la page suivante. Ni ce que sera le destin national de l’ex-leader des Forces Nouvelles. Tant que les responsables politiques ivoiriens joueront – y compris avec ce qu’il faut d’hypocrisie – la carte de la conciliation dans la perspective (difficile) de la réconciliation, tout le monde sera gagnant. Mais le montage est excessivement fragile et le premier dérapage conduira irrévocablement à l’effondrement de l’ensemble. Une fois encore.
* Rappelons les déclarations d’ADO à Erik Izraelewicz et Jean-Philippe Rémy dans Le Monde daté du jeudi 26 janvier 2012 : « Il ne peut y avoir de discrimination entre les criminels. Ceux qui ont tué, de quelque bord qu’ils soient, seront jugés. Le drame de ce pays a été l’impunité, je veux y mettre fin. C’est par une justice équitable que nous y parviendrons ».
Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche Diplomatique
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