Par Jeuneafrique.com
Le Rwanda s'est dit prêt, si besoin, à juger l’ex-dictateur tchadien. Une simple "hypothèse de travail", selon l’Union africaine. Un rebondissement de trop pour les victimes et leurs familles, qui préféreraient une extradition vers Bruxelles.
Dans son bureau de Dakar, El Hadji Diouf s’impatiente. Avocat, candidat à l’élection présidentielle de février 2012, il est très occupé et a sans doute mieux à faire, en ce début du mois d’octobre, que de se préoccuper d’un énième – et, selon lui, « farfelu » – rebondissement dans le dossier de son client, Hissène Habré. Savait-il que l’Union africaine (UA) réfléchissait à la possibilité de confier à Kigali le soin de juger l’ancien dictateur tchadien, accusé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité ? « Absolument pas. Je l’ai appris comme vous, dans les journaux, mais cela n’a aucun sens. Le Rwanda a déjà beaucoup à faire avec ses ex-génocidaires hutus. Qu’il s’occupe de ses oignons ! »
La surprise qu’il manifeste ce jour-là est largement partagée. Au Sénégal, où Habré coule des jours tranquilles depuis 1990, Alioune Tine, le président de la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme (Raddho), se dit « scandalisé par l’absence de transparence et de concertation ». À N’Djamena, Jacqueline Moudeïna, avocate tchadienne des victimes de Hissène Habré, affirme avoir appris la nouvelle en écoutant la radio et s’inquiète de ce qu’elle perçoit comme « une nouvelle manœuvre pour retarder le procès ». Embarrassée, l’UA fait profil bas. Il n’y aura, sur cette affaire, aucune déclaration officielle. Tout juste reconnaît-on, au siège de l’organisation, que « rien de tout cela n’aurait dû filtrer ».
Plan B
Petit retour en arrière. Le 30 juin, les chefs d’État africains réunis en sommet en Guinée équatoriale savent que le dossier Habré va une nouvelle fois leur être soumis. Le président sénégalais n’a pas encore menacé de mettre son hôte dans un avion pour N’Djamena (il le fera le 5 juillet, puis changera d’avis à la dernière minute), mais plus personne ne croit encore qu’il le fera juger « au nom de l’Afrique », ainsi qu’il s’y était engagé en juillet 2006. En février 2011, Abdoulaye Wade n’a-t-il pas dit qu’il se considérait comme dessaisi de l’affaire et qu’il remettait Habré à la disposition de l’UA ? Certes, il y a encore l’option belge. En septembre 2005, Bruxelles a demandé l’extradition de l’intéressé (des victimes tchadiennes vivant sur son territoire ont porté plainte quelques années plus tôt), mais la chambre d’accusation de la cour d’appel de Dakar n’a toujours pas rendu sa décision. Onze ans après le tout premier dépôt de plainte, l’affaire traîne en longueur.
La commission de l’UA cherche donc un plan B, « au cas où ». Elle n’a jamais caché qu’à tout prendre elle préférait que Habré soit jugé en Afrique plutôt qu’en Europe. À l’issue du sommet de Malabo, elle procède à un discret tour de table pour savoir si un autre de ses membres serait prêt à prendre le relais. Seul le Rwanda répond positivement. Le 22 juillet, Ben Kioko, conseiller juridique de l’UA, adresse une demande formelle aux autorités judiciaires rwandaises. « Nous nous sommes décidés rapidement, explique Martin Ngoga, procureur général du Rwanda. Nous pensons que nous pouvons contribuer au maintien de la paix et de la justice sur le continent. » Une décision d’autant plus facile à prendre, commente un familier du dossier, que « Kigali cherche à crédibiliser sa justice. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda, à Arusha, va bientôt fermer ses portes, et le pays a tout intérêt à faire bonne impression s’il veut qu’on lui renvoie les suspects de génocide, notamment ceux qui sont réfugiés en Europe. C’est une question d’image ».
En Afrique, où l’on goûte peu la perspective d’un procès hors du continent, l’idée séduit. Sauf qu’il ne s’agit pour l’instant que « d’une hypothèse de travail », insiste l’UA, qui dit toujours attendre que la justice sénégalaise statue sur la demande d’extradition belge. « Pour l’instant, confirme Martin Ngoga, nous sommes d’accord sur le principe, mais nous n’en sommes pas à discuter des modalités concrètes. Le Tchad et le Sénégal auront également leur mot à dire. Et si le procès n’est pas organisé chez nous, nous ne nous en formaliserons pas. »
Trois à cinq ans
Ce sont pourtant ces modalités qui inquiètent les ONG. Le Rwanda voudra-t-il reprendre l’instruction depuis le début ? Exigera-t-il un budget (les bailleurs de fonds avaient promis au Sénégal 8,6 millions d’euros) ? Quel serait le cadre légal de ce procès, puisque Habré ne réside pas à Kigali et qu’aucune des victimes n’est rwandaise ? Le Rwanda, parfois critique à l’égard du principe de compétence universelle, va-t-il cette fois s’en prévaloir ? « Le dossier est fin prêt pour la justice belge, insiste Reed Brody, conseiller juridique de Human Rights Watch. C’est vers Bruxelles qu’il faut extrader Habré. Renvoyer l’affaire à Kigali prendrait trois à cinq années supplémentaires. Nous ne pouvons pas nous le permettre », souligne-t-il. « La justice traîne, conclut Jacqueline Moudeïna. Pendant ce temps, les victimes meurent, les témoins disparaissent et personne ne s’en soucie. »
En juillet, après le retour avorté de Hissène Habré, le Tchad avait clairement dit que sa préférence allait désormais à un procès en Belgique. L’offre rwandaise a-t-elle changé la donne ? Pas sûr. Officiellement, le Tchad étudie la proposition, qui lui a été communiquée en août. « Mais ce que le président Idriss Déby Itno veut, c’est que Habré soit jugé rapidement, confie un proche du dossier à N’Djamena. Ici, personne ne veut froisser le Rwanda ni mettre en doute la transparence de sa justice. Mais la solution la plus rapide et la plus pratique, c’est sans doute un procès en Belgique. »
Reste Hissène Habré. Ce nouveau développement l’inquiète-t-il ? Bien moins que « la tentative d’enlèvement et de liquidation du mois de juillet, rétorque son avocat. Mon client sait que ce n’est pas possible et que tout cela n’est qu’une hallucination, un délire de plus ». Le scandale, lui, continue.
Jeuneafrique.com
© AFP
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