(Le Monde 29/10/2011) On pourrait prendre cette marche à la légère. Se dire que finalement 3 000 personnes, c'est bien peu de monde dans les rues de la capitale économique d'Afrique du Sud, que ces portraits brandis de feu Mouammar Kadhafi, "l'anti-impérialiste", sont désormais d'un autre âge.On pourrait se dire qu'en montant sur le plateau de ce camion aménagé, le micro à la main, Julius Malema, le leader de la Ligue de la jeunesse de l'ANC, le parti au pouvoir, ne cherche pas tant à défendre les plus pauvres du pays en réclamant des emplois et une meilleure répartition des richesse, qu'à se défendre lui-même contre ses pairs qui l'ont traîné devant le tribunal du parti pour insubordination. Objectif : les prévenir avant le verdict que lui, "Juju", a encore un fort pouvoir de nuisance.
On pourrait manier l'ironie en rappelant que cette Bourse, l'une des étapes hier de cette marche, est située dans le riche quartier des affaires de Sandton, à quelques pas seulement de la résidence de Julius Malema, que le "défenseur des pauvres" aime les voitures de sports et les orgies aux champagnes, que des accusations de corruption plane sur l'origine de sa fortune.
On pourrait finalement se dire que les événements majeurs de la semaine, ce sont plutôt le limogeage de ces deux ministres accusés de corruption par un président Zuma qui reprend la main, ce plan de relance de 2,3 milliards d'euros pour stimuler l'économie, et l'élection de cette femme noire, Lindiwe Mazibuko, à la tête du groupe parlementaire de l'Alliance démocratique (DA), principale force d'opposition en Afrique du Sud et longtemps accusé d'être un "parti blanc".
Mais tout de même. Cette marche met le doigt là où cela fait mal à l'Afrique du Sud.
Elle rappelle que dans ce pays, seulement quelques kilomètres séparent les plus pauvres des plus riches, mais que cette distance est un fossé, le plus large du monde. Que d'habitude, ce sont des femmes de Soweto, levées très tôt, qui se rendent à Sandton pour faire le ménage dans les maisons cossues, que ce sont des adolescents du township d'Alexandra qui vont au Nelson Mandela Square, le luxueux centre commercial, pour faire du lèche-vitrine, faute de pouvoir faire plus.
Que malgré la mise en place du BEE, le programme de discrimination positive, le pouvoir économique n'a jamais été véritablement redistribué après l'apartheid. 83% des capitaux placés dans la Bourse de Johannesburg sont encore détenus par des Blancs. Un chiffre récemment publié qui relance un serpent de mer sud-africain : lors de la chute du régime de l'apartheid, Nelson Mandela a-t-il eu raison de préserver le pouvoir économique des Blancs au nom de la politique de réconciliation nationale ?
Que ce pays est assis sur une bombe à retardement (la moitié des 25-34 ans ne trouveront sans doute jamais de travail de toute leur vie) qui ne demande qu'à exploser si l'on ne fait rien. Les accès de colère hebdomadaires dans les townships ne sont pour l'instant que des amuse-gueules encore inoffensifs pour le pouvoir.
Elle rappelle que la "nation arc-en-ciel" est un mythe encore encensé à l'étranger mais qui est à bout de souffle à domicile (tiens, il faudrait penser un jour à changer le sous-titre de ce blog). Il fallait lire ces multiples rappels à la vigilance envoyés par email avant la marche ("ne sortez pas !"), il fallait voir ces images de rouleaux de barbelés déployés devant des bureaux à Sandton. Les manifestants ayant enfin quitté les lieux, on pouvait presque percevoir des soupirs de soulagement. "Nos biens sont sains et saufs". Le scénario du Zimbabwe voisin, ce n'est pas encore pour tout de suite.
Elle rappelle aussi que cette ambiance de défiance est cultivée par un jeune homme politique habile, fin stratège, l'un des meilleurs de sa génération, loin d'être l'idiot du village que l'on a parfois voulu dépeindre. Oui, Julius Malema est un populiste qui sait flatter une frange de la population délaissée et désorientée, mais il a surtout réintroduit avec force dans le débat public sud-africain un racisme anti-blanc (il y aura "du sang sur le sol") à l'heure où Nelson Mandela en est désormais réduit à attendre la mort patiemment dans le village de son enfance. Ce discours racial est en train de contaminer l'espace public. Même le second apôtre de la réconciliation, l'archevêque Desmond Tutu, s'est laissé aller en août dernier à évoquer un impôt spécial pour les Blancs.
Cette marche rappelle enfin que le combat électoral pour 2012 a bel et bien commencé. Dans les rangs des manifestants, des pancartes ont fleuri telles que "Zuma a oublié de se virer lui-même" [en début de semaine]. Les élections générales ne sont prévues qu'en 2014, mais l'ANC (66% du vote national en 2009) choisira son candidat dès la fin de l'année prochaine. Ce vendredi, le cortège s'est rendu jusque devant Union Buildings, l'Elysée sud-africain.
Après avoir juré à l'époque de "tuer pour Zuma", le chef de la Ligue de la jeunesse veut désormais tuer le père et l'empêcher d'obtenir un second mandat. A ses côtés, Kgalema Mothlante, vice-président, qui pourrait faire figure de successeur à la magistrature suprême. Mais aussi Winnie Madikizela-Mandela, Tokyo Sexwale. Cette bataille n'est pas qu'une querelle de personnes. Contrairement à l'ancien président Thabo Mbeki, Jacob Zuma a repris à son compte la politique de réconciliation nationale de Nelson Mandela en tendant la main à tous les communautés sud-africaines, y compris la minorité blanche.
S'il est renversé, l'exacerbation des tensions raciales pourrait s'accélérer. Julius Malema n'hésite pas à évoquer une rapide nationalisation des mines et une expropriation sans compensation des terres possédées par les Blancs. Des objectifs qui peuvent être jugés légitimes, mais dont la brutalité de la méthode pour y parvenir est crainte.
De nombreux hommes d'affaires noirs le soutiennent. Une partie d'entre eux ont décidé en septembre dernier de quitter l'organisation unitaire du patronat sud-africain pour former le Black Business Council et défendre leurs propres intérêts. Noirs riches ou Noirs pauvres, la guerre des appétits est déclarée.
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