(Le Monde 01/12/2012) Depuis le 22 novembre et la publication d'un décret lui
octroyant des pouvoirs exceptionnels jusqu'à l'élection d'un nouveau parlement,
le président égyptien Mohamed Morsi est confronté à la plus forte contestation
depuis son accession à la magistrature suprême, le 30 juin 2012. L'opposition
laïque dénonce une dérive autoritariste du président issu des Frères musulmans.
Depuis la chute de l'ancien raïs Hosni Moubarak, le 11 février 2011, et
l'arrivée au pouvoir des Frères musulmans, de nombreux Egyptiens restent
méfiants à l'égard des Frères, qu'ils soupçonnent de mener une cabale afin de
servir leur ambition d'un Etat soumis au pouvoir religieux.
Pour calmer
les protestations, le président Morsi a convoqué d'urgence l'assemblée
constituante égyptienne, dominée par les islamistes, qui a adopté vendredi 30
novembre un projet de nouvelle constitution qui sera probablement ratifié samedi
par le président. Le nouveau texte fondamental, qui devrait être soumis dans les
quinze jours à référendum, est un préalable indispensable à de nouvelles
élections l'an prochain. Loin de calmer l'opposition, le projet de constitution
a donné lieu à de nouvelles manifestations vendredi au Caire, à Alexandrie et
dans plusieurs autres villes dans le delta du Nil et le long du canal de
Suez.
MOHAMED MORSI ET LES FRÈRES MUSULMANS AU POUVOIR
Interdite
de toute activité politique sous le régime de Hosni Moubarak, la confrérie des
Frères musulmans a profité de la chute de l'ancien raïs pour obtenir la
légalisation, le 6 juin 2011, de son Parti de la liberté et de la justice (PLJ).
Principale force politique, disposant d'un fort ancrage populaire, le PLJ a
remporté, lors des élections législatives, étalées entre le 28 novembre 2011 et
le 10 janvier 2012, la moitié des sièges de députés. Avec les autres formations
islamistes, ce sont les deux tiers des sièges qui sont allés à cette mouvance.
Le 14 juin 2012, la Haute cour constitutionnelle (HCC) a déclaré "illégal" le
Parlement dominé par les islamistes, en raison d'un vice dans la loi électorale.
En conséquence, le Conseil suprême des forces armées (CSFA) au pouvoir, dirigé
par le maréchal Tantaoui, s'est attribué formellement le pouvoir législatif, le
17 juin.
Le 30 juin, Mohamed Morsi, candidat des Frères musulmans à
l'élection présidentielle, avait été déclaré vainqueur avec 51,73 % des
suffrages face à Ahmed Chafik, homme de l'ancien régime. Il devient le premier
président civil et islamiste à accéder à la magistrature suprême en Egypte. Le
12 août, M. Morsi écartait le maréchal Tantaoui, qui avait été désigné ministre
de la défense au sein du nouveau gouvernement. Il annulait dans la foulée la
"déclaration" du 17 juin par laquelle le CSFA s'était arrogé de larges
prérogatives politiques, et s'attribuait le pouvoir législatif.
LE DÉCRET
PRÉSIDENTIEL DU 22 NOVEMBRE
Renforcé par son action diplomatique dans la
guerre de Gaza, qui a permis d'obtenir un cessez-le-feu entre Israël et les
factions palestiniennes le 21 novembre, le président Morsi a pris dès le
lendemain un décret qui empêche toute contestation en justice des décisions
présidentielles dans l'attente de l'élection d'un nouveau Parlement. Ce décret a
immédiatement été critiqué par l'opposition et l'autorité judiciaire comme une
menace majeure pour la démocratie égyptienne naissante. Cette décision suscite
deux interprétations : la première met en avant une tendance autocratique du
nouveau président, tandis que la seconde souligne que Morsi ne s'est pas
affranchi, comme la promesse en avait été faite, de l'influence persistante de
la confrérie.
Le président Morsi s'en est défendu, en indiquant que le
décret constituait une mesure provisoire pour aider à la transition vers une
nouvelle organisation gouvernementale. "Cela se terminera dès que le peuple aura
voté sur une constitution (...). Il n'y a pas de place pour la dictature",
a-t-il assuré. Sa décision a néanmoins plongé l'Egypte dans une crise politique
et suscité une vague de manifestations quasi-quotidiennes. Des dizaines de
milliers d'Egyptiens se rassemblent place Tahrir pour protester contre le
"nouveau pharaon". Trois personnes sont mortes et des centaines ont été
blessées.
Outre les questions légales que pose le décret présidentiel,
c'est l'exercice solitaire du pouvoir par Mohamed Morsi qui suscite
l'inquiétude, y compris au sein de son équipe gouvernementale. Son ministre de
la justice, Ahmed Mekky, n'a pas été consulté, ni les membres de son cabinet ou
les hauts responsables de l'administration égyptienne. Deux conseillers de
Mohamed Morsi ont démissionné dans les jours qui ont suivi la publication du
décret.
UNE NOUVELLE CONSTITUTION
Le 19 mars 2011, les Egyptiens
votaient massivement "oui" lors d'un référendum sur la révision de la
Constitution, validant une transition vers un pouvoir civil élu. Une commission
chargée de rédiger la nouvelle Constitution a été élue le 12 juin 2012, à
quelques jours du second tour de l'élection présidentielle, lors d'une réunion
commune du Parlement et du Sénat égyptiens, qui ont désigné ses cent membres.
L'opposition libérale et laïque, de même que les églises chrétiennes coptes, ont
boycotté les travaux de la commission, l'accusant de faire la part belle aux
vues des islamistes, dont est issu le président Morsi. Des recours en justice
ont été déposés pour contester la légitimité de la constituante et réclamer sa
dissolution, ce que le décret présidentiel du 22 novembre est censé
empêcher.
Convoquée d'urgence le 28 novembre pour passer au vote, la
commission constituante a entamé dès le lendemain le vote d'un projet de loi
fondamentale. Les 234 articles ont été adoptés un à un lors d'une séance
marathon qui s'est poursuivie toute la nuit. Les adversaires du chef de l'Etat
critiquent cette précipitation dans l'adoption d'une constitution, qu'ils jugent
prise en otage par les Frères musulmans et leurs alliés. Ses partisans estiment
que les dernières décisions prises vont permettre à l'Egypte, qui connaît une
difficile transition politique, de se stabiliser et de consolider sa
démocratisation.
Quelques dispositions phare :
■Le texte
maintient les "principes de la charia", la loi islamique, comme source
principale de la législation, ce qui était déjà le cas sous Moubarak. Le projet
ajoute une nouvelle disposition selon laquelle ces principes doivent être
interprétés selon la doctrine sunnite, une clause critiquée par les églises
chrétiennes et les opposants non-islamistes. Le camp libéral et laïque
souhaitait l'abrogation complète de ce texte.
■Le projet accorde
également à l'Etat un rôle de "protection de l'éthique et de la morale" et
interdit "l'insulte des hommes", une disposition dont certains redoutent qu'elle
n'ouvre la voie à la censure. "Il y a de bons articles, favorables aux libertés,
mais il y en a d'autres qui sont catastrophiques, comme celui concernant les
injures, qui pourrait être utilisé contre les journalistes critiquant le
président ou d'autres réprésentants de l'Etat", a critiqué le militant des
droits de l'homme Gamal Eïd.
■Le texte prévoit une supervision par
les civils de l'institution militaire, mais encore trop timide pour les
détracteurs du projet. Selon Amnesty International, le projet "ignore les droits
des femmes, restreint la liberté d'expression au nom de la protection de la
religion, et permet aux militaires de juger des civils". Pour déclarer la
guerre, le chef de l'Etat devra, en plus d'obtenir l'aval du Parlement, demander
l'avis du Conseil national de défense.
■Le texte stipule que le
chef de l'Etat ne peut effectuer plus de deux mandats de quatre ans chacun.
Hosni Moubarak est resté au pouvoir près de trente ans.
Un référendum
doit intervenir dans les quinze jours après la ratification du texte fondamental
par le chef de l'Etat. La confrérie, qui a remporté tous les scrutins depuis la
chute d'Hosni Moubarak, fait le pari qu'elle pourra mobiliser suffisamment
d'électeurs pour remporter le référendum et que les querelles sur le texte ou
sur la composition de la constituante, qui a entamé ses travaux il y a six mois,
seront vite oubliées. "C'est une constitution révolutionnaire", a assuré Hossam
El-Gheriani, le président de la constituante, qui a exhorté les membres de la
constituante à sillonner le pays pour "expliquer à la nation cette
constitution". Il a précisé que l'assemblée se chargerait administrativement de
préparer le référendum que Morsi devrait convoquer après avoir ratifié le
document.
Une coalition de dirigeants de l'opposition a prévenu M. Morsi
que l'actuelle grève des juges pourrait s'étendre et entraîner un mouvement de
désobéissance civile à grande échelle. La fronde des magistrats, chargés de
surveiller les scrutins, pourrait également menacer le déroulement du
référendum.
Hélène Sallon
Le Monde.fr avec AFP et Reuters |
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