(Le Point 24/10/2011)
TUNIS - Neuf mois après le renversement de Zine ben Ali, les Tunisiens, pionniers du "printemps arabe", ont afflué dimanche dans les bureaux de vote pour élire démocratiquement une assemblée constituante.
Le taux de participation a dépassé les 90%, a annoncé dimanche le secrétaire général de la commission électorale indépendante (Isie), Boubaker Ben Thaber.
"Sur les 4,1 millions de personnes inscrites, plus de 90% ont voté", a-t-il indiqué.
Dans le quartier d'Ettadem à Tunis, les quelque 300 personnes qui faisaient encore la queue après l'heure de clôture officielle pour pouvoir glisser leur bulletin de vote dans l'urne pourront voter, ont assuré les autorités électorales.
Les islamistes du parti Ennahda (Renaissance) sont les favoris de ce scrutin, dont le déroulement et les résultats seront observés avec attention dans le reste de la région emportée par les soubresauts du "printemps des peuples arabes".
"C'est un jour historique", a dit Rachid Ghannouchi, chef de file islamiste rentré en Tunisie après 22 ans d'exil en Grande-Bretagne pour conduire Ennahda aux urnes. "La Tunisie naît aujourd'hui, le printemps arabe naît aujourd'hui", a-t-il ajouté après avoir voté, accompagné de sa femme et de leur fille, toutes deux voilées.
En sortant du bureau, il a été hué par des dizaines de personnes aux cris de "Dégage !" et "Tu es un terroriste et un assassin ! Rentre à Londres".
A travers le pays, des files d'attente de plusieurs centaines de mètres se sont formées devant les bureaux de vote dès le début de la matinée, avec un niveau d'intérêt des électeurs inégalé sous le règne de Zine ben Ali.
C'est notamment le cas à Sidi Bouzid, berceau de la "révolution du jasmin" dans le centre-ouest du pays.
Dans ces files, les électeurs immortalisent le moment avec leurs téléphones portables équipés d'appareils-photos.
"C'est la première fois que je vote", raconte Karima ben Salem, 45 ans, dans un bureau du quartier de Lafayette, dans le centre de la capitale. "J'ai demandé aux garçons de préparer eux-mêmes leurs repas. (...) Aujourd'hui, je ne suis pas de service. Ou plutôt, je suis au service pour mon pays".
La communauté internationale suit aussi attentivement ces élections, qui pourraient fournir une indication des développements à attendre dans les bouleversements en cours dans le monde arabe.
Devant son bureau de vote, Najib Chebbi, fondateur du parti démocratique progressiste (PDP) en 1983 et l'un des rares opposants à être resté en Tunisie malgré les intimidations et le harcèlement du régime de Ben Ali, se dit prêt à attendre toute la journée si nécessaire pour accomplir son devoir électoral.
"C'est le jour le plus heureux de l'histoire de la Tunisie. C'est une célébration de la démocratie", s'enthousiasme-t-il. "C'est très émouvant de voir tous ces gens attendre pour voter."
Le scrutin doit accoucher d'une assemblée chargée de rédiger une nouvelle Constitution. Il va aussi entraîner la formation d'un gouvernement intérimaire dans l'attente d'élections législatives et présidentielle.
Les bureaux de vote, qui devaient fermeront à 19h00 (18h00 GMT), ont vu affluer des foules importantes dès l'ouverture.
"C'est un instant que nous attendions depuis longtemps", témoigne Ahmed, 50 ans, rencontré dans la longue file d'attente qui s'est formée sur plusieurs centaines de mètres devant un bureau de vote de Tunis. "Comment aurais-je pu le manquer ? Dans quelques instants, nous allons entrer dans l'histoire", ajoute-t-il.
L'ÉMOTION DE LA MÈRE DE MOHAMED BOUAZIZI
Noureddine, un jeune électeur de 22 ans croisé à La Marsa, quartier huppé de la capitale, parle lui aussi d'une journée historique, d'un moment de fierté nationale. "Je suis très ému de voir la Tunisie vivre un jour comme aujourd'hui. Même dans mes rêves, je n'imaginais pas que le peuple se mobiliserait ainsi pour voter", dit-il.
Pour la mère de Mohamed Bouazizi, le jeune homme qui a déclenché la "révolution du jasmin" en s'immolant par le feu le 17 décembre à Sidi Bouzid, "ces élections sont une victoire pour mon fils qui est mort pour défendre la dignité et la liberté".
"J'espère que les gens qui vont gouverner garderont ce message à l'esprit et témoigneront de la considération à l'égard de tous les Tunisiens, y compris les pauvres", a poursuivi Manoubia Bouazizi, dans une interview accordée à Reuters.
Interdit sous Ben Ali, Ennahda devrait arriver en tête. Le parti islamiste de Rachid Ghannouchi ne devrait toutefois pas obtenir de majorité au sein de la future assemblée, ce qui le contraindrait à chercher des partenaires de coalition.
Sa tâche ne devrait pas être aisée face au front uni que vont tenter de former ses multiples adversaires, tels le Parti démocratique progressiste (PDP), soucieux de préserver les valeurs laïques de la Tunisie.
Ennahda s'est employé durant la campagne à dissiper les craintes du camp laïque et des pays occidentaux. Il présente plusieurs candidates, dont l'une ne porte pas le voile islamique, et il s'est engagé à respecter les droits des femmes.
Durant la période post-coloniale, la Tunisie s'est distinguée par sa volonté de créer une société qui ne soit pas fondée sur des principes religieux. La polygamie a été interdite, les femmes ont obtenu le droit de vote et l'égalité en matière d'héritage, et le port du voile a été découragé.
40.000 SOLDATS ET POLICIERS MOBILISÉS
Le camp laïque s'inquiète désormais de voir Ennahda imposer des bouleversements sociétaux par le biais d'un succès politique.
Ennahda s'en défend et il a publiquement pris ses distances avec les salafistes qui ont récemment attaqué un cinéma et une chaîne de télévision après la diffusion du film d'animation "Persépolis", dans lequel Allah est incarné à l'écran, ce qui est contraire aux préceptes de l'islam.
Pour de nombreux observateurs, les positions d'Ennahda ne sont pas claires.
Lors d'un dernier meeting de campagne vendredi, Souad Abdel-Rahim, la candidate non voilée du parti, a répété que sa formation préserverait les acquis des femmes. Une grande partie des ouvrages vendus en marge de ce rassemblement étaient cependant l'oeuvre d'auteurs salafistes prônant une séparation entre les hommes et les femmes dans l'espace public et condamnant les élections comme contraires aux principes de l'islam.
Selon les autorités, 40.000 militaires et policiers seront déployés pour maintenir l'ordre. Des commerçants affirment que la population a constitué des stocks de lait et de bouteilles d'eau à titre de précaution.
(Reuters)
par Andrew Hammond et Tarek Amara
Bertrand Boucey, Jean-Loup Fiévet et Marine Pennetier pour le service français
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