(Le Monde 24/02/2010)
C'est peu dire que Nicolas Sarkozy, premier président français à se rendre au Rwanda depuis le génocide des Tutsi en 1994, est "attendu" à Kigali, jeudi 25 février. Le choix de l'étape rwandaise, dans un voyage qui a débuté mercredi au Gabon, a ravivé, tant en France qu'au Rwanda, les mémoires douloureuses et les passions non éteintes.
Un plan de stabilisation de la région des Grands LacsL'apurement du contentieux franco-rwandais n'est pas l'unique objet de la visite de M. Sarkozy. Il y a un an, le président français avait repris l'idée d'un plan de stabilisation pour la région des Grands Lacs en favorisant les projets d'investissements communs aux pays frontaliers (Ouganda, Tanzanie, République démocratique du Congo et Burundi). Cette "nouvelle approche" visant à "partager l'espace et les richesses" avait inquiété les Congolais, qui y voyaient un aval donné au pillage de leurs ressources. Le président Kagamé lui-même avait affirmé n'être pas "demandeur d'un quelconque plan". Aujourd'hui, fort de la réconciliation entre Kigali et Paris, M. Sarkozy voudrait obtenir une participation du Rwanda à l'initiative française.
Les deux pays émergent de trois années de rupture, à l'initiative du Rwanda, des relations diplomatiques, consécutive à l'émission, en novembre 2006, par le juge antiterroriste français Jean-Louis Bruguière, de neuf mandats d'arrêt internationaux visant des dignitaires du régime du président Paul Kagamé. Ils sont soupçonnés d'avoir participé à l'assassinat de l'ancien chef de l'Etat, Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994, qui marqua le début du génocide.
M. Sarkozy, qui doit déposer une gerbe au Mémorial du génocide et s'entretenir avec le président Kagamé, souhaite faire de cette étape rwandaise un symbole de la "diplomatie de la réconciliation", qu'il entend mener en Afrique. "Notre relation avec le Rwanda ne doit pas être captive du passé, fait-on valoir dans l'entourage président français. Le moment est venu de tourner la page." Dès la fin de 2007, Nicolas Sarkozy avait fait un pas vers Kigali en rencontrant discrètement Paul Kagamé lors du sommet Union européenne-Afrique, à Lisbonne, et en déclarant que le génocide rwandais "oblige (la communauté internationale), France comprise, à réfléchir à nos faiblesses ou nos erreurs".
Pourtant, le passé non élucidé n'a pas fini de peser sur la relation entre les deux pays. Quinze ans après, la lumière n'a été faite ni sur le rôle de la France dans le soutien au régime auteur du génocide ni sur l'identité des auteurs de l'attentat contre le président Habyarimana. Le régime actuel, qui fonde sa légitimité sur sa victoire militaire sur les génocidaires, analyse les accusations de la justice française comme une manoeuvre destinée à masquer la "complicité" de Paris avec ces derniers.
Considérable, le contentieux juridique accumulé est loin d'être apuré. A l'enquête sur l'attentat contre l'avion présidentiel s'ajoute l'instruction devant le Tribunal aux armées de Paris des plaintes de six Tutsi rescapés du génocide visant les militaires français. En outre, la justice française mène treize enquêtes visant des Rwandais vivant en France et soupçonnés d'avoir pris part au génocide.
De son côté, Kigali brandit la menace de poursuivre pour "leur rôle dans le génocide " 33 responsables politiques et militaires français de l'époque, dont Dominique de Villepin, Edouard Balladur et Alain Juppé.
En France, les opposants au rapprochement avec Kigali ne manquent pas. Le site Internet de France-Turquoise, association qui regroupe des officiers visés, reproduit un article de l'hebdomadaire Valeurs actuelles du 18 février qualifiant d'"abandon" le voyage de M. Sarkozy à Kigali. La proximité de Kigali avec Washington, la récente adhésion du Rwanda au Commonwealth et la décision de privilégier l'enseignement de l'anglais au détriment du français alimentent cette aigreur. A l'autre extrémité de l'échiquier politique, l'association Survie craint que la "normalisation en cours" n'aboutisse à "une amnistie mutuelle pour des crimes imprescriptibles".
La diaspora hutu, elle, condamne la réconciliation entre la France, qui l'a protégée, et le régime Kagamé qu'elle exècre. Au Rwanda même, l'association des victimes du génocide, Ibuka, se dit étonnée par la visite de M. Sarkozy, dont elle attend des excuses.
Le passage à Kigali du président français s'inscrit sur fond d'une économie dynamique, mais dans un contexte politique tendu lié à l'élection présidentielle d'août prochain. Les autorités rwandaises tentent d'empêcher Victoire Ingabire, la présidente d'un parti hutu, de se présenter. "Les membres des partis de l'opposition sont la proie d'un nombre croissant de menaces, d'agressions", dénonçait début février l'organisation de défense des droits de l'homme Human Rights Watch. HRW souligne que Kigali utilise l'accusation de "promotion de l'idéologie du génocide" pour discréditer les opposants. Le régime rwandais a d'ailleurs été qualifié de "dictature par la terreur" par Rony Brauman, cofondateur de Médecins sans frontières.
Très présente au Rwanda, la police n'a pas pu empêcher les explosions de trois grenades qui, vendredi 19 février à Kigali, ont causé la mort d'une personne et fait de nombreux blessés dans trois lieux publics. Sans que l'on sache si ces attaques coordonnées pouvaient être attribuées à des contentieux liés au génocide ou à une opposition politique.
Libreville (Gabon) Envoyé spécial
Philippe Bernard © Copyright Le Monde
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