(Marianne 24/02/2010)
Le Sénégal d'Abdoulaye Wade est souvent cité comme un modèle de démocratie en Afrique. Mais le président sénégalais semble atteint d'une véritable folie des grandeurs. Alain Léauthier, envoyé spécial de Marianne, raconte cette dérive et revient sur son signe le plus évident : la construction d'un «monument de la renaissance africaine» de 53 mètres de haut, pour 18 millions d'euros.
Heureux comme un Sénégalais… C’est ce que certains pourraient imaginer en observant les événements en cours chez quelques voisins proches ou lointains du pays natal de Mme Rama Yade.
Prenez la Guinée : avant de passer la main- mais pour combien de temps -à un civil, les militaires y ont allègrement massacré 150 de leurs compatriotes pacifiquement réunis dans le principal stade de Conakry. Le Niger aussi doit à nouveau composer avec les galonnés : pas plus tard que jeudi 18 février, ils ont débarqué le président Mamadou Tandja, pas un grand démocrate il est vrai, en attendant promettent-ils d’organiser des élections « vraiment démocratiques ».
RAS à Dakar ?
Des promesses aussi récurrentes que les innombrables putschs qui scandent l’histoire récente d’une partie du continent noir depuis les indépendances.
Plus au sud, la Côte d’Ivoire fait craindre une rechute dans la violence après la répression dans le sang des manifestants anti-Gbagbo, descendus dans la rue pour protester contre le énième report des élections présidentielles. Sous divers prétextes, voilà maintenant près de cinq ans que le « boulanger d’Abidjan », ainsi baptisé pour son talent à rouler tout le monde dans la farine, se maintient au pouvoir en échappant au verdict des urnes.
Alors RAS à Dakar. Pas sûr… La démocratie sénégalaise a beau avoir des racines profondes, le second mandat d’Abdoulaye Wade ressemble de moins en moins au long fleuve tranquille que pouvait laisser miroiter sa réélection dès le 1er tour de la présidentielle de 2007.
Les motifs de mécontentement s’accumulent depuis les « émeutes de la faim » de 2008 dont le régime a toujours tenté de minimiser la portée. D’après Mouhamed Mbodj, le responsable du Forum civil, section sénégalaise de Transparency International, 70% de la population sénégalaise vit aujourd’hui en dessous du seuil de la pauvreté. « Laissez s’évaporer les ressources publiques, dit-il, relève du crime ».
Polémique autour d'un Monument de la Renaissance africaine
Le moins qu’on puisse dire c’est que Wade semble faire peu de cas de ce genre de mise en garde. Alors que les coupures d’eau et d’électricité sont en passe de devenir la norme dans la capitale, ces derniers temps le président sénégalais a consacré toute son énergie à uns de ses « grand projets», l’édification d’un Monument de la Renaissance africaine, une sculpture en bronze représentant un couple et enfant regardant dans la même direction.
Haut de 53 mètres et pesant plusieurs tonnes de bronze, l’édifice réalisé par une société nord-coréenne s’élève sur une des deux mamelles volcaniques dominant la ville et les vagues de l’ Atlantique. Pour Wade, il s’agit de rendre hommage à la souffrance des anciens esclaves africains déportés vers les Amériques.
Et seuls leurs lointains descendants peuvent comprendre et éprouver toute la portée symbolique du monument, explique-t-il aux Occidentaux qui s’avisent simplement d’évoquer les innombrables critiques soulevées par l’entreprise. Problème : les plus féroces émanent des Sénégalais eux-mêmes ! Et les reproches sont de plusieurs ordres.
Une coût de 18 millions d'euros
Le coût d’abord : 12 milliards CFA soit à peu près 18 millions d’euros ( !) dont le contribuable sénégalais n’aura pas à assumer la charge si l’on en croit les explications données par la présidence et qu’Abdoulaye Wade a réitérées lors de l’entretien accordé à Marianne.
En échange, les Nord-Coréens auraient reçu en dation 40 hectares de terrain autour du site, via un homme d’affaire sénégalais chargé de les mettre en valeur. Or d’après le journaliste d’investigation Latif Coulibaly, bête noire du régime, l’opération ne serait pas aussi vertueuse que cela : l’étrange businessman a aussitôt revendu une partie des terrains mais cette fois au prix fort (400 000 CFA soit 609 € le m2). Qui les a acquis ? Une Caisse sociale dépendant de l’ Etat…
2) L’origine du projet. Abdoulaye Wade raconte avoir conçu les grandes lignes du Monument avant d’en confier la réalisation à son architecte préféré Pierre Goudlaby Atépa. Une version que conteste l’emblématique sculpteur sénégalais Ousmane Sow dont une rétrospective de l’œuvre attira des milliers de Parisiens sur le Pont des Arts en 1999.
Marianne l’a rencontré dans sa maison atelier de Dakar où l’artiste met la touche finale à une gigantesque exposition consacrée à des figures historiques « majeures » ( De Gaulle, Mandela, Che Guévara…mais pas Wade !). Lassé et passablement écoeuré par la polémique, Ousmane Sow a néanmoins bien voulu revenir une dernière fois dessus.
L’idée, assez vague, d’un monument remonte au début des années quatre-vingt dix. Alors ministre de Diouf dans un gouvernement d’unité nationale, Wade lui en fait part au cours d’un dîner auquel il a convié le sculpteur. Une fois élu en 2000, il le convoque à la présidence et lui demande de faire des propositions. Sow a un projet en tête : deux sculptures de dimension modeste, pas plus de cinq mètres, se répondant de part et d’autre de l’Atlantique, sur la côte louisianaise d’un côté et bien sûr sur la rive dakaroise.
« Je voulais donner l’impression que les anciens esclaves ressurgissaient dans leur continent d’origine après être passé sous un tunnel imaginaire. » Il prépare une ébauche de maquette. Wade n’est pas enchanté. Il veut du gigantesque et n’en démord pas: 30 mètres de haut ou plus. Un beau jour Ousmane Sow apprend incidemment que son ancien « protecteur » s’est adressé à d’autres personnes, sans jamais l’ informer de ce revirement. « Je n’ai rien dit. Pour moi c’était une rupture de confiance mais je me suis imposé le silence et j’aurais continué s’il n’avait pas cru bon de réclamer des droits sur une œuvre dont il n’est pas vraiment le concepteur. »
Querelle religieuse
3) Ce dernier point alimente aussi la polémique depuis plusieurs semaines. Au titre de la propriété intellectuelle, le chef de l’ Etat sénégalais entend percevoir 35% des droits engendrés par les entrées et manifestations diverses qui seront organisées sur le site. Dans l’interview qu’il nous a accordée, Abdoulaye Wade récuse les accusations de « hold-up familial » sur une œuvre censée appartenir non seulement aux Sénégalais mais, à en croire ses propres explications, à tous les Africains.
4) Le style furieusement « réalisme socialiste » du Monument fait débat, c’est un euphémisme. Ousmane Sow assimile sa valeur artistique à celle des personnages « Bonux » que l’on trouvait autrefois dans les paquets de lessive.
Par ailleurs, les imams de Dakar l’ ont attaqué pour « paganisme » et non conformité avec la décence islamique, offensive qui a eu deux conséquences. D’abord, il faudra recouvrir les cuisses nues du personnage féminin, opération entraînant de nouvelles dépenses et une surcharge dangereuse vu la nature du terrain.
D’autre part, pour se défendre, Wade s’est mis à dos les catholiques, 10 % de la population, invitant ses détracteurs multiples « d’ aller voir ce qui se passe dans les Eglises, où des gens adorent le Christ qui n’est pas Dieu. » Le cardinal Sarr, plus haut personnage de la hiérarchie épiscopale sénégalaise, a donné de la voix et de nombreux imams ont fait connaître leur condamnation des propos présidentiels.
Sur son blog, Henriette Kandé directrice exécutive du journal Sud Quotidien, et proche des milieux catholiques, a même qualifié Wade d’Antéchrist. « Il se dit musulman, proche de la Confrérie des mourides mais c’est surtout pour des raisons électorales. En fait il est anti-religieux, alors que ses prédécesseurs, quels que soient leurs défauts, ont toujours fait attention de ne pas fragiliser le dialogue islamo chrétien qui est notre force. »
Wade ne s’attendait probablement pas à une telle contestation. Pour ajouter à sa déception, ni Barack Obama, ni Sarkozy, un moment pressentis pour l’inauguration du Grand Œuvre, n’ont donné suite. Celle-ci a donc été reportée au mois d’avril et il est à parier que le président sénégalais saura lui donner une petite touche anti-colonialiste propre à flatter ses compatriotes, pense-t-il.
Ne vient-il pas de présenter la proche fermeture de la base des Forces françaises du Cap-Vert (FFCV, un millier d’hommes sur 40 hectares face à l’Ile de Gorée) comme une décision de souveraineté unilatérale alors qu’elle a été dûment négociée au préalable entre les deux pays ? Dix-sept anciennes colonies de la France s’apprêtent il est vrai à commémorer le cinquantième anniversaire de leurs indépendances et Wade a bien l’intention d’essayer de tirer une nouvelle fois la couverture à lui.
L’agrégé des universités françaises, bombardé docteur honoris causa par celle de Montpellier en 2009, sait se montrer le plus radical contempteur de la Françafrique quand il le faut. Et, par ailleurs, il aime bien les ambassadeurs aux ordres, comme s’en est rendu compte l’actuel représentant du Quai d’Orsay, l’écrivain Jean-Christophe Ruffin dont les échanges avec lui ne sont pas toujours de tout repos semble-t-il.
Ce pseudo nationalisme sourcilleux ne mange pas de pain mais, hélas n’en donne pas forcément beaucoup aux milliers de jeunes et moins jeunes qui viennent gonfler les banlieues déjà surpeuplées de Dakar.
« Les Sénégalais sont des gens mûrs politiquement et ils attendront les prochaines élections pour solder leurs frustrations » prédit l’homme d’affaires Yoro Dia. « Peut-être, peut-être pas », nuance le rappeur Didier Awadi, aujourd’hui l’artiste critique le plus crédible au Sénégal. « La colère que suscite l’enrichissement du clan Wade monte de jour en jour. On pense que nous sommes une démocratie paisible mais quand il y a trop d’injustice, la violence menace toujours… »
Alain Léauthier - Marianne
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