mardi 31 mai 2011

Et si le blocage « politique » du Burkina Faso résultait de son verrouillage « social » ?

(La dépèche diplomatique 31/05/2011)

Disons les choses telles qu’elles sont : le Burkina Faso est confronté, actuellement, à une crise de croissance majeure. Qui pourrait s’en étonner ? Il y avait, en 1985, moins de 8 millions d’habitants (population résidente) ; il y en a aujourd’hui entre 14 et 15 millions ! En 1985, le nombre de salariés était de 50.730, soit 1,4 % de la population active ; l’espérance de vie à la naissance n’était que de 42 ans ; la population était rurale à 86,4 % ; 85 % des actifs opéraient dans l’agriculture et l’élevage ; le taux de scolarisation primaire ne dépassait pas les 28 %.
Je tire ces informations de la « première conférence de table ronde des partenaires pour le développement du Burkina Faso » qui s’était tenue à Genève les 23-24 mai 1991 sous les auspices du PNUD (son directeur régional pour l’Afrique était le Burkinabè Pierre-Claver Damiba). L’économie burkinabè était alors essentiellement « publique » ; le pays comptait une centaine d’entreprises d’Etat et assimilées et l’administration absorbait l’essentiel des cadres du pays ; les maîtrisards en activité au sein de cette fonction publique (administration + entreprises étatiques et para-étatiques) ne dépassait pas les 3.500 personnes !
Le Burkina Faso a bien changé depuis. L’espérance de vie a gagné dix ans au moins, l’urbanisation frôle désormais les 20 % de la population et le nombre de diplômés a explosé même si l’analphabétisme demeure une des plaies du pays. Mais, dans le même temps, la création d’emplois qualifiés a été confiée au secteur privé tandis que la fonction publique a cessé d’être la voie royale pour les nouveaux diplômés. Le 31 juillet 1988, dans le numéro de Carrefour africain « spécial An V », le camarade président Blaise Compaoré était interviewé par le rédacteur en chef de ce magazine (fondé le 28 mars 1959 !), un certain Luc Adolphe Tiao (aujourd’hui premier ministre). Interrogé sur « les tâches prioritaires » du nouveau régime (la « Rectification » n’avait pas encore un an), le camarade Blaise avait répondu : « Avant tout, il faut organiser le peuple, qu’il assure pleinement ses responsabilités dans le processus révolutionnaire. Au-delà de l’organisation, il y a la base matérielle à transformer. Ce qui doit être prioritaire pour nous, c’est développer les forces productives, développer les forces productives, encore développer les forces productives. Voilà le combat qui nous revient ». Il ajoutait par ailleurs : « Il faut le répéter, il existe un lien indissoluble entre le développement des forces productives et le social qui n’en est que l’excroissance ».
Eh oui, « il faut développer les forces productives ». La « Rectification », motivée en cela par le FMI et la Banque mondiale (la réunion de Genève, au printemps 1991, était une étape préalable à la mise en œuvre formelle d’un Programme d’ajustement structurel), a confié cette tâche aux opérateurs privés, nationaux et étrangers. Mais on ne peut pas dire que cette politique ait, véritablement, porté ses fruits en matière d’emploi des diplômés de l’enseignement supérieur. D’où une réelle frustration. Alors qu’ils arrivent chaque année, par centaines, sur le marché du travail, ils constatent que les offres d’emplois sont anémiques dans le secteur privé ; et que l’administration n’offre plus de débouchés. La frustration est d’autant plus forte que le Burkina Faso a été, « Révolution » oblige, un pays où la jeunesse avait réellement pris le pouvoir.
Les jeunes Burkinabè qui ont pris le pouvoir en 1983 l’ont conservé depuis. Pour une raison simple : ceux qui sont devenus des cadres politiques, administratifs, économiques avaient trente ans et n’ont jamais acquis d’autre expérience professionnelle que celle-là. Des officiers et des universitaires plus aptes à manier les armes pour les uns, la dialectique pour les autres. Hors de la politique et de l’administration, point de salut. Aujourd’hui, ils tendent à former une oligarchie qui s’accroche au pouvoir parce que c’est, pour eux, l’assurance du « pain quotidien ».
Ceux qui dirigeaient le pays dans les années 1990 sont encore ceux qui le dirigent actuellement : ils avaient 30 ans ; ils n’ont pas encore l’âge de la retraite. Et, pour dire les choses brutalement, personne ne sait qu’en faire. Les « dégagés » du gouvernement de Tertius Zongo (à commencer par Zongo lui-même), mais également les ministres qui ont, au fil des ans, perdu leur portefeuille, sont dans l’attente d’un point de chute qui leur assure un revenu et un train de vie comparable à celui qu’ils avaient quand ils étaient en « activité ». Mais les ambassades ont fait le plein des « ex » ; les rares entreprises publiques aussi. Dans les cabinets ministériels, on s’observe l’un l’autre dans une ambiance délétère. Et à la présidence du Faso, il y a trop plein de « conseillers ». De leur côté, les cadres intermédiaires font la chasse aux « parallèles », ces jobs bien payés qui relèvent bien plus du copinage que de la reconnaissance de la compétence. Il résulte de cela la formation d’une « bureaucratie » (au sens sociologique du terme) qui, entendant sauvegarder ses privilèges, mute en oligarchie. Une dérive qui accentue la perception des inégalités, défigure les libertés publiques et prive le peuple du libre choix de ses représentants : le militantisme politique et social se résume à sa fonction « utilitariste ».
C’était une évolution prévisible. Mon ami Pascal Zagré, trop tôt disparu (sa mémoire mérite mieux qu’une avenue à son nom à Ouaga 2000 !), écrivait déjà, en octobre 1994, dans « les politiques économiques du Burkina Faso » (éditions Karthala) : « Profitant de leur position privilégiée, les grands commis de l’Etat se sont précipités dans les postes juteux et ont même oublié le rôle qui était le leur, celui d’organiser le développement pour s’installer dans la position confortable de délinquants en cols blancs. Premiers bénéficiaires de ces institutions, ils se sont vite transformés en défenseurs irréductibles du système et de l’ordre établi. Cet ordre, malheureusement, coûtait cher à l’Etat et s’était de plus transformé en une entrave réelle à l’essor économique des jeunes Etats africains ». C’est un homme politique burkinabè qui a écrit ces lignes qui prennent toute leur dimension dans le contexte actuel. Sa conclusion est explicite : « On constate dans ce pays, depuis un certain temps, un laisser-aller, sinon l’abandon pur et simple de l’observance de certains principes chers à cette partie d’Afrique et qui fait encore la fierté des Burkinabè dignes de ce nom, à savoir la sobriété et la modestie. L’homme intègre succombera-t-il à la tentation de la corruption, au comportement ostentatoire ? ».
Il y a urgence à renverser la tendance. Tendance mondiale ; Laurent Joffrin écrivait dans Le Nouvel Observateur (12 mai 2011) au sujet de l’oligarchie française : « Géographiquement protégée, attentive à assurer la réussite scolaire de sa progéniture, prolongée par des réseaux sociaux bien organisés, la nouvelle aristocratie se reproduit d’une génération à l’autre, tournant le dos à la logique méritocratique qui rendait l’inégalité acceptable ». Ouaga 2000 est à la capitale burkinabè ce que la villa Montmorency (village privé haut de gamme au sein du XVIème arrondissement) est à Paris.
Ceux qui ont prôné, voici vingt ans, la prééminence du privé dans les politiques de développement sont restés au chaud au sein des administrations et des entreprises publiques. Il est temps de leur demander d’aller prendre l’air et de se préoccuper de mettre leur longue expérience (et leur fortune) au service du pays et pas de leurs seuls intérêts. Le camarade Compaoré le disait en 1988 : « Ce qui doit être prioritaire pour nous, c’est développer les forces productives, développer les forces productives, encore développer les forces productives. Voilà le combat qui nous revient ». « Organiser le développement », disait Zagré ; pas seulement exploiter l’existant.

Jean-Pierre BEJOT
La Dépêche DIplomatique
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