lundi 21 février 2011

Maroc -La génération Internet au Maroc

(L'Express 21/02/2011)

Entre 3000 et 20 000 Marocains ont manifesté dimanche à Casablanca et Rabat à l'appel du mouvement du "20 février" lancé sur Facebook, pour réclamer des réformes politiques et une limitation des pouvoirs du roi. Incisive, contestataire et de plus en plus libérée, la blogosphère marocaine est un nouvel espace de liberté dans le pays.
Nous sommes tous tunisiens"... Depuis la chute du régime de Zine El-Abidine Ben Ali, en Tunisie, les blogs et les réseaux sociaux du Maroc sont en ébullition. Fiers, aussi, du rôle joué par la blogosphère tunisienne dans la révolution du Jasmin. "C'est une grande victoire. Les Tunisiens ont montré toute l'importance que pouvait avoir le Web 2.0 (les réseaux sociaux) pour faire bouger les choses", s'enthousiasme Mostapha Gomri qui partage sur Internet avec ses "amis", depuis sept ans, ses analyses politiques et ses coups de gueule.
Tous les jours, pendant les émeutes qui ont secoué la Tunisie, des milliers de Marocains ont suivi les événements en direct sur Facebook, Twitter ou Youtube. Ils ont rediffusé les vidéos des manifestations, appelé à la mobilisation au Maroc ou en France, commenté chaque nouveau rebondissement et vibré à l'unisson des blogueurs tunisiens aux avant-postes de la confrontation avec la dictature de Ben Ali. L'épisode a encore renforcé la présence des Marocains sur la Toile, où ils se montrent de plus en plus incisifs.
Ils sont aujourd'hui 80 000 dans le royaume à avoir ouvert un blog, et près de 2 millions à utiliser un réseau social. La croissance de l'utilisation d'Internet a été fulgurante, au point que le nombre d'abonnés a augmenté de 10 000 % en cinq ans selon l'Agence nationale de réglementation des télécommunications (ANRT). Un tiers des Marocains a aujourd'hui accès au Web, ce qui fait du royaume le deuxième pays le plus connecté du monde arabe après l'Égypte. "Grâce à sa politique économique libérale, le Maroc a vu très tôt apparaître sur le marché des opérateurs avec des prix assez bas. Ça a dopé l'essor du secteur", analyse Hisham Almiraat qui couvre le Maroc pour le réseau de défense des blogueurs Global Voices.
"Lignes rouges": le Sahara, la religion, le roi
Algérie: en direct des émeutes
C'est la faute à Facebook!" Celui qui pointe un doigt accusateur sur le plus populaire des réseaux sociaux en Algérie - 1,5 million d'abonnés selon une estimation récente mais non vérifiée - n'est autre que le ministre des Affaires religieuses. Pour Bouabdallah Ghlamallah, en effet, si la rue algérienne s'est enflammée durant les émeutes de l'huile et du sucre, au début de janvier, c'est par la faute des "facebookers". L'information et les commentaires souvent virulents à l'égard du pouvoir ont si bien circulé que l'accès au réseau était devenu difficile et l'utilisation du "chat" impossible pendant deux à trois jours. La rumeur s'installe alors sur la Toile algérienne et désigne un coupable : l'État. "Ils n'apprécient ni qu'on proteste ni qu'on s'informe, alors ils filtrent et censurent", assure un internaute. Au plus fort de la révolution du Jasmin, dans la Tunisie voisine, un grand nombre d'internautes avaient troqué leurs profils (images de présentation) contre l'emblème national tunisien ou des photos mêlant les drapeaux tunisien et algérien.
ANIS ALLIK (à Alger)
Alors que l'heure est plutôt au durcissement vis-à-vis de la presse écrite, Internet représente un véritable espace de liberté pour la jeunesse marocaine. Comme en Tunisie, on trouve sur la Toile des informations, des photos et des vidéos qui ne sont diffusées ni par les journaux ni par les chaînes de télévision. Fini le temps où les blogs étaient de simples journaux intimes... Les internautes n'hésitent plus à briser des tabous. Saïd Essoulami, directeur du Centre pour la liberté des médias au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (CMF MENA), suit de près cette évolution. Pour lui, Internet ouvre des horizons nouveaux au Maroc. En août 2009, par exemple, des internautes lancent sur Facebook un débat sur l'interdiction de rompre le jeûne en public pendant le Ramadan, une infraction punie d'une peine de 1 à 6 mois de prison selon l'article 222 du Code civil. Ils organisent à travers le réseau social un pique-nique symbolique pour protester. Il n'en fallait pas plus pour mettre la Toile en ébullition et faire parler de ce sujet, complètement absent des journaux !
Cheveux longs et barbe de trois jours, Najib Chaouki était l'un des initiateurs de ce mouvement. Pour ce blogueur politique aux billets acérés, c'est une évidence: il faut pouvoir parler de tout sur la Toile. Y compris s'il faut pour cela franchir les fameuses "lignes rouges" : le Sahara, la religion, le roi. "Notre travail aide la transition démocratique, martèle-t-il. C'est en faisant tomber les tabous que l'on pousse le pays à s'ouvrir et à gagner en liberté."
Sur YouTube, des gendarmes recevant des bakchichs
L'un des premiers à avoir donné l'exemple est un jeune habitant de Targuist, une petite localité perdue entre Al Hoceima et Chechaouen (Nord). En juillet 2007, il filme, en toute discrétion, des gendarmes en train de recevoir des bakchichs lors de contrôles de la circulation. Puis, il poste sa vidéo sur le site de partage Youtube. En quelques jours, elle est reprise partout au Maroc sur Internet puis dans les médias traditionnels.
Entre-temps, l'inconnu que tout le monde surnomme désormais le "sniper de Targuist" est devenu un héros pour toute la "blogoma" - la blogosphère marocaine. Ses images permettent d'attaquer de front le sujet ultra-tabou de la corruption des fonctionnaires. Elle fait des émules à Nador, à Midelt ou encore à Agadir, où d'autres "snipers" l'imitent. Et elle pousse la justice à s'intéresser au problème: des fonctionnaires sont arrêtés et, pour certains d'entre eux, condamnés à des peines de prison.
L'année suivante, en juin 2008, la blogosphère fait à nouveau parler d'elle. Des émeutes secouent l'ancienne enclave espagnole de Sidi Ifni, au sud d'Agadir. La télévision publique affirme que tout est calme. Très vite, pourtant, des vidéos montrent des affrontements violents entre manifestants et forces de l'ordre. Des photos de blessés sont mises en ligne et font le tour du Maroc, puis du monde... Depuis, il est impossible, au Maroc, qu'une manifestation dégénère sans que plusieurs vidéos attrapées à la volée avec des téléphones portables soient diffusées sur Internet. Ce fut encore le cas, il y a peu, à Laayoune, au Sahara occidental. "Jusque-là, on n'entendait jamais parler de ce Maroc enclavé, loin de la capitale, car les journalistes avaient rarement le temps de s'y rendre. Aujourd'hui, peu importe d'où vient l'information, elle se diffuse dans tout le Maroc", se félicite Mostapha Gomri.
L'appropriation d'Internet par les jeunes a permis de démocratiser un peu l'accès à la communication, dans un pays où la sphère médiatique a longtemps été réservée à une certaine élite. On trouve en ligne des islamistes, des gauchistes, des doctorants, des bacheliers, des citadins, des campagnards... Pour Younes Kassimi, organisateur des Moroccans blog awards, qui récompensent chaque année les meilleurs sites personnels, ces profils très variés sont la grande force du Net marocain: "La Toile donne la parole à des gens qui ne l'avaient pas, et que les élites connaissent finalement assez peu."
Des ministres sur Facebook et Twitter
Cette facilité d'accès interpelle à son tour le monde politique lui-même. Les initiatives de politiciens qui cherchent à se faire une place sur la Toile sont de plus en plus nombreuses. Le ministre de la Jeunesse et des Sports Moncef Belkhayat vient par exemple d'ouvrir une page sur Facebook où il organise un débat public tous les mardis après-midi. Auparavant, Ahmed Reda Chami, ministre du Commerce, de l'Industrie et des Nouvelles technologies, s'est lancé dans le bain virtuel en ouvrant un blog et un compte sur Twitter. Des pros de la communication politique comme l'égérie des islamistes Nadia Yassine ou le maire de Fès, Hamid Chabat, s'y sont mis depuis longtemps.
"C'est devenu essentiel pour avoir accès à des jeunes Marocains qui se désintéressent de plus en plus de la vie publique et ne vont plus voter", souligne Omar Balafrej, ex-conseiller municipal socialiste à Ifrane. Ce jeune politicien de 37 ans a commencé par ouvrir un blog et il est aujourd'hui très présent sur les réseaux sociaux. "L'avenir de la politique passe en partie par la Toile", ajoute-t-il.
Cette approche est loin d'être partagée par tous. De l'USFP à l'Istiqlal, la plupart des partis politiques ne se servent d'Internet qu'avec parcimonie. Et le pouvoir conserve des rapports assez ambivalents avec la "blogoma". Il laisse une liberté réelle aux internautes du royaume. Mais, de temps à autres, il sévit, en particulier lorsque les blogueurs sont issus du milieu rural. Entre 2008 et 2010, six blogueurs et un propriétaire de cybercafé ont ainsi été arrêtés et condamnés à des peines de quatre mois à deux ans de prison. Une association de blogueurs a été lancée en mai 2009 pour défendre les droits des internautes. Mais elle n'a toujours pas reçu le récépissé de sa déclaration de création nécessaire à son existence juridique. Son président, Saïd Benjebli, y voit la preuve que les blogueurs "dérangent" du fait de leur indépendance: "Ça déplaît beaucoup aux autorités de ne pas pouvoir nous mettre dans des cases, assure-t-il. Elles ne peuvent pas appeler un chef de parti ou d'association pour lui demander de museler telle ou telle voix un peu trop forte."
Dans ce contexte un peu tendu, les événements tunisiens ont soulevé un espoir parmi les blogueurs. Que les autorités comprennent qu'il est risqué de trop cadenasser la liberté d'expression, car le mécontentement peut se transformer en exaspération et les manifestations, en révolution. "Les Tunisiens ont prouvé qu'avec Internet, on peut casser toute forme de censure et partager les informations gênantes avec son pays et le reste du monde", se réjouit Najib Chaouki.

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