De Téhéran à Rabat en passant par Damas ou Amman, tous regardent le Caire après Tunis. Deux politologues livrent leur lecture commune.
Politologues sous le pseudonyme commun de Mahmoud Hussein, Adel Rifaat et Bahgat el-Nadi, français d’origine égyptienne, anciens marxistes devenus aussi exégètes du Coran, analysent les causes et l’onde de choc créées par les révolutions tunisienne et égyptienne.
De Téhéran à Rabat en passant par Damas ou Amman, tous regardent le Caire après Tunis. Pourquoi ?
Ces deux révolutions annoncent au monde arabe une grande nouvelle : il existe une issue pour sortir de l’impasse dans laquelle tous ses peuples, depuis des décennies, se sentaient piégés. Jusque-là, le choix qui semblait s’offrir à eux, c’était soit supporter des dictatures corrompues et délégitimées, soit accepter l’avènement de partis intégristes, que l’on supposait seuls susceptibles de renverser ces dictatures. La Tunisie brise la malédiction et l’Egypte la pulvérise de par son poids politique et démographique. Elles montrent que cette impasse était un trompe-l’œil. Que l’option de la liberté, de la dignité, du droit, existe. Que ce n’est pas une hallucination d’intellectuels coupés de la réalité, mais que c’est, au contraire, un désir profond et partagé. Le courage, la persévérance, la maturité tranquille du peuple tunisien, lui ont permis d’affirmer ce désir et de continuer à le proclamer, malgré la sauvage répression. Et ce, jusqu’à cette première victoire décisive : la chute de Ben Ali. C’est à partir de là que l’événement tunisien devient un exemple. Parce qu’il met fin à la rengaine de l’impuissance. Là, contrairement à l’Iran après les dernières élections, le peuple a gagné. Et, dans l’imaginaire arabe, cela change tout
Comment naît une révolution ?C’est a posteriori qu’on peut expliquer pourquoi elle est née en Tunisie. Il y a un mois, personne n’aurait parié sur la chute de Ben Ali ni sur celle de Hosni Moubarak. Il ne suffit pas de noter les éléments favorables au déclenchement d’une révolution. Il y a une alchimie, intrinsèque au déroulement des événements, qui fait que tous ces éléments débouchent ou non sur l’explosion. Il ne suffit pas d’avoir de l’uranium enrichi pour faire exploser une bombe atomique. Il faut avoir la formule permettant la réaction en chaîne. En politique, cette formule est mystérieuse, imprévisible.
Il y a aussi des facteurs sociologiques ?
Pour que s’exprime un besoin de liberté individuelle, il faut d’abord que soit née la figure moderne de l’individu. L’individu, c’est qui ? C’est le fonctionnaire, l’universitaire, l’avocat, le médecin, l’ingénieur. C’est aussi, peu à peu, l’ouvrier industriel. Il s’agit d’un nouvel acteur social, né au forceps, sous pression coloniale, à partir de l’éclatement des communautés traditionnelles, tribales, urbaines ou villageoises. Avant son émergence, le besoin de liberté personnelle n’a pas de sens, le chef traditionnel parle pour les siens et tout est dit. Avec son émergence, des aspirations nouvelles commencent à s’exprimer. Dans le monde arabe, elles vont lentement pénétrer les milieux religieux et, dès la fin du XIXe siècle, conduire au réformisme musulman, lequel, à son tour, va inspirer les premiers dirigeants du mouvement national au début du XXe. On débat alors de la question : comment pourrons-nous chasser l’occupant ? En lui volant le secret de sa supériorité, c’est-à-dire en nous ouvrant à la pensée des Lumières, ou au contraire en nous crispant sur un fondamentalisme rigoureux ? L’histoire a tranché. Les nationalistes laïcisants ont historiquement gagné la partie. Le parti Wafd en Egypte, le Néo-Destour en Tunisie, l’Istiqlal au Maroc, le Baas en Syrie et en Irak prônent la séparation du politique et du religieux, du public et du privé, l’égalité de droits entre citoyens, quelle que soit leur religion, la promotion progressive du statut de la femme.
Dans la révolution tunisienne, qu’est-ce qui a le plus frappé l’opinion égyptienne ?
L’essentiel : que les Tunisiens n’ont pas attendu l’apparition d’un chef ou d’un parti pour se mettre en mouvement. Ils ont découvert leur force et leur unité en marchant, en commençant par vaincre la peur, et ils ont continué d’avancer malgré les morts qui tombaient. Enfin, une fois partis, ils n’ont rien accepté de moins que la chute du tyran. Que l’armée, au moment crucial, ait pris le parti du peuple est un élément très important, que les esprits en Egypte ont parfaitement intégré. Tout le monde a conscience du prix à payer pour cela. Ne reculer devant aucun sacrifice, aller jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au point où l’armée sera confrontée au dilemme : lâcher le dictateur ou perdre son prestige en commettant un massacre.
Quel est le poids de l’intégrisme dans tout cela ?
Commençons par faire une distinction essentielle entre partis d’inspiration religieuse et partis intégristes, qui, eux, prônent l’établissement de la charia. En gros, c’est la différence entre Erdogan en Turquie et Ahmadinejad en Iran. Il faut comprendre que, là où on assiste à l’irruption de la liberté, les intégristes ne sont pas dans leur élément. La liberté signifie que l’on accorde du poids à la vie sur Terre, au rôle que chacun peut jouer dans la cité, à l’amélioration de ses conditions d’existence, à l’éducation Pour les intégristes, l’ici-bas n’a pas de valeur autonome, il ne se conçoit que comme un passage vers l’au-delà, comme un test pour mériter le paradis. Ceux qui manifestent aujourd’hui, à Tunis comme au Caire, même s’ils sont en majorité croyants et souvent pratiquants, ne sont pas dans cette optique. C’est pourquoi on peut dire sans crainte de se tromper que l’intégrisme ne pèse guère dans les événements qui secouent ces deux pays.
Les islamistes ne risquent-ils pas de profiter des désillusions qu’entraînera nécessairement la démocratie ?
Les manifestants égyptiens parlent de démocratie autant que de liberté et de fraternité, mot qui vient de surgir dans le mouvement avec la "fraternisation" avec les soldats. En Tunisie ils parlaient plutôt de liberté, de dignité, de droits de l’homme. Ce n’est pas le contenu de la démocratie qui est en cause, c’est le mot qui est peu utilisé. Sans doute parce qu’il évoque l’idée d’un modèle "clés en main", qui serait dicté par l’Occident, alors que les peuples arabes se réservent le droit d’apporter leurs propres retouches à ce modèle. Certes, les islamistes pourront profiter des désillusions à venir. Leur idéologie prolifère là où "ça va mal", là où les espoirs se détournent de l’ici-bas, pour se reporter sur un Etat théocratique, garant de l’au-delà. Mais on ne peut tout de même pas bloquer dès le départ un processus démocratique au motif qu’à l’arrivée il pourrait déboucher sur une défaite. Ce serait condamner toute révolution.
Entretien Vincent Giret et Marc Semo (© Libération)
Les manifestants restent place Tahrir
Plusieurs milliers de manifestants ont passé la nuit de mardi à mercredi dans le centre du Caire, au lendemain d'une mobilisation de plus d'un million de personnes et malgré l'annonce du président Hosni Moubarak qu'il abandonnerait son fauteuil de président en septembre. Evènement Mardi soir, au terme d'une journée de mobilisation géante de plus d'un million d'Egyptiens dans tout le pays, le président Hosni Moubarak a annoncé dans un discours télévisé qu'il restait au pouvoir mais qu'il ne serait pas candidat à la présidentielle de septembre.
Moubarak reste, la foule veut son départ
Dans la journée, plus d'un million d'Egyptiens ont envahi les rues, selon les services de sécurité, la plus importante mobilisation depuis le début le 25 janvier de la contestation.
Le président égyptien Hosni Moubarak a annoncé mardi qu'il resterait au pouvoir jusqu'à la présidentielle de septembre, malgré une manifestation de plus d'un million de personnes réclamant son départ sans délai au huitième jour de la contestation contre son régime.De son côté, le président américain Barack Obama a indiqué avoir dit à M. Moubarak qu'une transition politique pacifique et calme devait débuter "maintenant" en Egypte, s'abstenant toutefois de lui demander d'écouter les appels exigeant son départ immédiat.
Dans une intervention solennelle à la Maison Blanche à l'issue d'une journée d'intenses consultations diplomatiques entre les Etats-Unis et l'un de leurs principaux alliés du Moyen-Orient, M. Obama a aussi félicité l'armée égyptienne d'avoir permis que des manifestations pacifiques aient lieu et a affirmé aux Egyptiens entendre leurs voix.Londres a réitéré son appel aux autorités égyptiennes à procéder à un "changement réel, visible et complet", selon un communiqué du Foreign Office.Le leader cubain Fidel Castro a jugé que "le sort" de M. Moubarak "en est jeté" et que le soutien traditionnel de Washington à son régime n'y pourra rien.Au Caire, l'annonce de M. Moubarak qu'il resterait au pouvoir a été aussitôt rejetée par les milliers de manifestants rassemblés, malgré le couvre-feu, dans le centre-ville, laissant augurer d'une poursuite de l'épreuve de force.
"Le président est très têtu, mais nous sommes plus têtus que lui. Nous ne quitterons pas la place" Tahrir (Libération), épicentre de la mobilisation au Caire, a déclaré un leader de la contestation dans un haut-parleur.M. Moubarak, 82 ans, au pouvoir depuis 29 ans, s'est engagé dans un discours télévisé à préparer lors des huit mois de mandat qui lui restent une transition pacifique, notamment en modifiant la Constitution afin de faciliter les candidatures pour la présidentielle."Je le dis en toute sincérité, et sans tenir compte de la situation actuelle, je ne comptais pas me présenter à un nouveau mandat présidentiel", a déclaré M. Moubarak, qui en est à son cinquième mandat de six ans. "J'ai passé assez de temps à servir l'Egypte et son peuple"."Ce pays, j'y ai vécu, j'ai fait la guerre pour lui, et l'histoire me jugera", a-t-il ajouté. L'Egypte est "la nation que j'ai défendue et dans laquelle je vais mourir".
"Ma première responsabilité maintenant est de ramener la sécurité et la stabilité à la patrie pour assurer la transition pacifique du pouvoir", a-t-il poursuivi, en accusant "certaines forces politiques d'avoir cherché l'escalade et attisé le feu lors des manifestations".M. Moubarak a appelé le Parlement à "débattre d'un amendement aux articles 76 et 77 de la Constitution pour changer les conditions de la candidature à la présidentielle et limiter les mandats".De son côté, l'ambassadrice des Etats-Unis Margaret Scobey s'est entretenue au téléphone avec Mohamed ElBaradei, la figure la plus en vue de l'opposition, qui a appelé M. Moubarak à partir "au plus tard vendredi".
Dans la journée, plus d'un million d'Egyptiens ont envahi les rues, selon les services de sécurité, la plus importante mobilisation depuis le début le 25 janvier de la contestation qui a fait au moins 300 morts selon un bilan non confirmé de l'ONU, et des milliers de blessés.Accusant M. Moubarak d'être responsable des maux du pays -pauvreté, chômage, violation des libertés, corruption et verrouillage politique, les manifestants ont défilé sans heurts, dans une ambiance souvent festive, l'armée s'étant engagée à ne pas utiliser la force contre eux.
Au Caire, la place Tahrir a été prise d'assaut par une marée humaine. Les manifestants ont dansé et chanté en conspuant le président. Au moins 500.000 personnes se sont rassemblées dans la capitale, d'après la sécurité. Les défilés se sont étendus à de nombreuses autres villes.En soirée, la foule s'est dispersée, mais de petits groupes sont restés pour y passer la nuit sous les tentes malgré le couvre-feu en vigueur dans la capitale ainsi qu'à Alexandrie (nord) et Suez (est), de 13H00 à 06H00 GMT.
"On ne partira que lorsque Moubarak partira!" scandait un groupe d'hommes.Selon des témoins, un groupe de partisans de M. Moubarak, armés de couteaux et de bâtons, ont attaqué à Alexandrie les manifestants en chantant "On t'aime Hosni". Mais l'armée est intervenue et a dispersé les agresseurs.L'armée a fermé les accès à la capitale et à d'autres villes, et des hélicoptères survolent régulièrement le centre du Caire. Le trafic ferroviaire a été interrompu.
Pour mobiliser les manifestants, les groupes issus de la société civile, soutenus par M. ElBaradei, une partie de l'opposition laïque et les Frères musulmans, force d'opposition la plus influente, ont compté sur le bouche à oreille, Internet restant bloqué et le service de messagerie mobile perturbé.Après une semaine de protestations, les contrecoups économiques de la révolte se font sentir. Les touristes, l'une des principales sources de revenus pour l'Egypte, ont renoncé à venir, et les étrangers prennent la fuite.
Washington a ordonné le départ du personnel non essentiel de son ambassade, et de nombreux Etats continuent de dépêcher des avions pour rapatrier leurs ressortissants. La plupart des voyagistes européens ont annulé les séjours jusqu'à la mi-février.Banques et Bourse étaient fermées, alors le carburant manquait en de nombreux endroits et les Egyptiens faisaient leurs provisions.
AFP
Mis en ligne le 02/02/2011
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