vendredi 15 janvier 2010

Haïti, la malédiction

C’est un pays dont la naissance sonnait comme une promesse universelle, et qui semble depuis plus de deux siècles condamné au malheur. La proclamation de l’indépendance d’Haïti, première république noire, le 1er janvier 1804, couronnait la première révolte d’esclaves victorieuse de l’histoire.

Les dirigeants avaient décidé de baptiser leur nouvel Etat d’un nom emprunté à la langue des Taïnos, habitants de l’île exterminés par les conquérants espagnols au XVIe siècle: Ayiti, «la terre des hautes montagnes». Signe que leur liberté, chèrement acquise, était la revanche de tous les opprimés de l’histoire.
Pourtant, depuis ce jour lumineux, le pays est marqué par une longue suite de drames et de tragédies, entrecoupée de rares périodes de calme. Une histoire scandée de catastrophes, dont le tremblement de terre du 12 janvier est sans doute l’exemple le plus tragique, mais aussi de tensions sociales, de violences et de crises politiques qui ont fait en deux siècles de la «perle des Antilles» l’Etat le plus pauvre du continent américain.
Au commencement était une colonie, la plus prospère d’entre toutes. Les Français ont commencé à s’installer à Saint-Domingue, sur la partie occidentale de l’île d’Hispaniola, au milieu du XVIIe siècle. La région était déserte, laissée à l’abandon par les Espagnols après la disparition progressive des Indiens, dans le demi-siècle suivant la découverte de l’île par Christophe Colomb.
Les Français y développent avec succès la culture du café et surtout celle de la canne à sucre. A la veille de la Révolution, Saint-Domingue représente les trois quarts de la production sucrière mondiale. Vue de la métropole, la colonie a tout du pays de cocagne : des fortunes inimaginables s’y bâtissent. Mais, sur place, c’est un enfer à ciel ouvert.

ANTAGONISME ENTRE DEUX CLASSES SUBSISTANTES

30 000 colons blancs y règnent sur 500 000 esclaves noirs. Une classe de mulâtres, de 30 000 personnes environ, s’est formée. Elle jouit de tous les droits économiques, mais reste exclue de la sphère politique, au nom de la supériorité absolue des Blancs. Chaque année, 50 000 esclaves sont acheminés sur les côtes du pays, pour pallier le manque de bras et l’effroyable mortalité régnant chez les esclaves.
L’ordre, dans une société si fragile, ne peut être que précaire, fondé sur la terreur et la violence : la Révolution française l’ébranle irrémédiablement. A Paris, alors que le club des amis des Noirs plaide pour l’égalité civique de tous les hommes libres et l’émancipation progressive des esclaves, un puissant parti colonial s’emploie à maintenir le statu quo, au nom du réalisme économique.
Les premiers troubles commencent en 1790, quand un riche mulâtre, Ogé, débarque à Saint-Domingue avec la volonté d’imposer l’égalité civique entre Blancs et mulâtres. Il est capturé et soumis au supplice de la roue le 25 février 1791. Les colons ne perçoivent pas ce coup de semonce. Ils s’enferment dans la défense de la supériorité blanche.
Jusqu’à l’explosion d’une révolte d’esclaves, le 23 août 1791, dans le nord de l’île, à Bois Caïman. En quelques mois, la colonie se désagrège. Une figure forte se dégage à la tête de l’insurrection: celle d’un affranchi d’âge mûr, Toussaint Louverture. La révolution de Saint-Domingue est engagée.
Le 29 août 1793, le représentant de la Convention, Santhonax, proclame la fin de l’esclavage, quelques mois avant son abolition officielle par la Convention, le 16 pluviôse an II (4 février 1794). Toussaint Louverture, revenu dans le camp français après avoir un temps trouvé refuge dans l’armée espagnole, devient vite l’homme fort de l’île. Il rétablit un semblant d’ordre, soutient le redémarrage de l’activité économique et parvient même à annexer la partie espagnole de Saint-Domingue.
Mais la tutelle de Paris sur la colonie devient de plus en plus théorique, ce que Napoléon ne peut tolérer. Il envoie une armée dirigée par son beau-frère, le général Leclerc, et annule l’abolition de l’esclavage, le 20 mai 1802. L’expédition est un désastre : les Français s’emparent de Toussaint Louverture, qui mourra captif au fort de Joux en 1803. Mais ils multiplient les exactions et, décimés par la fièvre jaune, ils sont définitivement vaincus à l’automne 1803.
Le général Jean-Jacques Dessalines déclarera l’indépendance d’Haïti le 1er janvier 1804, avant de se faire couronner empereur le 8 octobre. Mais cette victoire laisse le pays exsangue, désorganisé. Alors que Toussaint Louverture avait longuement tenté de rassurer les colons pour les faire revenir, les nouveaux maîtres d’Haïti font massacrer les derniers Blancs, à l’exception des prêtres et des médecins, en février et mars 1804, creusant un fossé de sang infranchissable avec la métropole.
La Constitution impériale du 20 mai 1805 stipule qu’"aucun Blanc, quelle que soit sa nation, ne mettra pied sur ce territoire à titre de maître ou de propriétaire et ne pourra à l’avenir y acquérir aucune propriété". Le nouvel Etat, traité avec la plus grande méfiance par les voisins, se construit comme un monde inversé de la société coloniale.
Les plantations sont désertées : les anciens esclaves refusent de travailler sur le lieu de leur asservissement. L’agriculture haïtienne, naguère exportatrice, se tourne vers des cultures de subsistance moins productives et plus extensives, ce qui entraînera bientôt un mouvement de déforestation désastreux.
Dans le même temps monte un antagonisme entre les deux classes subsistantes, celle de l’élite des mulâtres, qui possède tous les leviers du pouvoir, et celle des descendants d’esclaves noirs. Cet affrontement structurera la société haïtienne, jusqu’à aujourd’hui.
Dessalines est assassiné en 1806, et Haïti se scinde en deux entre la République modérée de Pétion, au Sud, et le royaume autocratique du roi Christophe, bâtisseur du chimérique palais de Sans-Souci, censé rivaliser avec Versailles et détruit – déjà – par un séisme en 1842.
Le pays retrouve l’unité en 1820, sous la présidence de Jean-Pierre Boyer, qui lui fait connaître un quart de siècle de paix relative avant d’être renversé en 1843. Il parvient surtout à écarter définitivement le danger d’une reconquête française : en 1825, Charles X reconnaît l’indépendance d’Haïti en l’échange du paiement de 150 millions de francs-or d’indemnités. Une somme exorbitante, bientôt ramenée à 90millions, qui plombera durablement les finances de la jeune République, définitivement séparée de sa partie orientale en 1844. Haïti réglera cette dette par échéances jusqu’en… 1888 !

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De coup de force militaire en révolution de palais, les chefs d’Etat qui se succéderont en Haïti au XIXe siècle, tous issus de l’armée, échoueront à remettre l’économie à flot et à mettre fin aux jacqueries ensanglantant les zones rurales. Les Etats-Unis tenteront à leur tour d’y mettre bon ordre durant une brève période d’occupation (1915-1934). Ils parviennent à pacifier les campagnes, mais la présence américaine est très mal ressentie par les intellectuels, et bientôt par toute la société haïtienne, jalouse de son indépendance. Elle cessera bientôt, les Etats-Unis rendant le pouvoir à la bourgeoisie mulâtre qui fera connaître au pays une brève (et très relative) période de prospérité.
Une nouvelle période de troubles, en 1956-1957, porte au pouvoir un médecin de campagne, connu pour ses travaux d’ethnologue, François Duvalier. Peu d’observateurs soupçonnent qu’avec lui vont s’ouvrir trois décennies d’une dictature qui achèvera de mettre le pays à genoux.
S’appuyant sur la majorité noire, ennemie des mulâtres, qui fournit les gros bataillons de sa milice privée, les «tontons macoutes», Duvalier, dit «Papa Doc» règne sans partage par la terreur et la corruption jusqu’à sa mort, en 1971. Son fils Jean-Claude («Baby Doc»), 19ans, lui succède. Après une parenthèse de libéralisation, il suit les traces de son père. En 1986, il doit quitter le pouvoir, et se réfugie en France, laissant le pays plus exsangue que jamais.
Après une nouvelle période de troubles, marquée par plusieurs coups d’Etat militaires, une nouvelle figure charismatique apparaît: celle d’un prêtre engagé dans la théologie de la libération, Jean-Bertrand Aristide, président en 1991 et de 1994 à 1996, puis réélu en 2000 et chassé du pouvoir en 2004. Aristide ne sera pas à la hauteur des attentes qu’il a soulevées: s’appuyant sur les «chimères», des bandes armées assez comparables aux "tontons macoutes", il n’apporte aucune solution aux maux qui rongeaient son pays, de plus en plus gangrené par la corruption et dépendant de l’aide internationale.
L’année 2004, qui aurait dû être dominée par les commémorations du bicentenaire de l’indépendance d’Haïti, est comme un condensé de son histoire tragique ; après que des manifestations ont forcé le président Aristide à quitter le pouvoir en février, des pluies torrentielles, aggravées par la déforestation, frappent le pays en mai, faisant des milliers de morts.
Puis vient la saison des cyclones, en septembre. Le cyclone Jeanne est le plus violent: il fait 1 800 morts environ, le 20 septembre. Pendant quelques heures, une folle rumeur court la planète: l’île de la Tortue aurait été submergée. La nouvelle est totalement invraisemblable, car l’île culmine à 700 mètres d’altitude. Il s’agit juste d’une erreur visuelle d’un pilote d’hélicoptère. Pourtant, le démenti a mis plus de douze heures à venir. Comme si Haïti n’était à l’abri d’aucune catastrophe, même la plus inimaginable.

Jérôme Gautheret
lemonde.fr

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