jeudi 7 février 2013

Tunisie : le berceau du "printemps arabe" à l'heure du drame

(Le Monde 07/02/2013)
Berceau du mouvement de révolte qui bouleverse le monde arabe, la Tunisie vit des heures graves, dangereuses et qui peuvent tourner à la tragédie. Ce n'était pas inévitable. Il y a des responsables. L'assassinat, mercredi 6 février, d'un des dirigeants de l'opposition laïque, Chokri Belaïd, est le point d'orgue d'une situation qui n'a cessé de se dégrader depuis plus d'un an.
Avocat de 49 ans, Chokri Belaïd était un homme courageux. Il dirigeait le Mouvement des patriotes démocrates (MPD), membre d'une coalition d'opposition regroupant une douzaine de formations. Il a été tué en plein jour, devant son domicile, atteint de quatre balles, tirées par deux hommes qui ont pris la fuite à moto.
Cet assassinat politique, comme la Tunisie en a peu connu, cristallise une opposition de plus en plus frontale entre deux camps : d'un côté, les sympathisants du parti majoritaire, la formation islamiste Ennahda, qui domine le gouvernement et l'Assemblée constituante ; de l'autre, les tenants d'une laïcité généreuse, saisis d'effroi devant la montée des provocations et violences perpétrées par des groupes multiples agissant au nom de l'islam politique.
Toute la journée de mercredi, des affrontements de rue ont mis la police aux prises avec les militants de l'opposition. Les manifestations ont été violentes. Dans nombre de villes de province, les permanences du parti Ennahda ont été incendiées. Un policier a été tué.
La colère couvait depuis longtemps. Elle est le produit d'une crise multiforme. Politique d'abord, avec un parti majoritaire, Ennahda, qui n'a pas su ou pas voulu ouvrir suffisamment le gouvernement ; qui a traîné avant de fixer une date pour les futures élections ; avec une Assemblée constituante, enfin, qui n'en finit pas de finir ses travaux.
La crise est économique. L'instabilité politique fait fuir touristes et investisseurs étrangers. Elle est aussi, surtout, sociale, notamment dans les régions, avec l'explosion du chômage dans une jeunesse désoeuvrée et d'autant plus révoltée qu'elle croyait, à la chute de l'ancien régime, en des lendemains qui chantent.
Il n'y a pas assez d'éléments pour privilégier à ce stade l'une des pistes possibles dans le meurtre de Chokri Belaïd. Il peut être le fait des partisans de l'ex-dictateur Ben Ali, chassé du pays en janvier 2011 ; on peut y voir le geste d'un groupe salafiste, ces extrémistes islamistes, voire celui d'une frange radicale et incontrôlée de militants d'Ennahda.
Ce qui est sûr, c'est qu'Ennahda a laissé s'installer un climat délétère en tolérant une incessante série de violences à l'adresse de tous ceux qui ne pensent pas selon ses canons. Impuissance, inexpérience au gouvernement ou désir plus ou moins conscient de soumettre le pays à une islamisation rampante ? Le résultat est là : mausolées soufis brûlés par dizaines, refus d'assurer la protection des opposants, agressions répétées perpétrées par des barbus armés – et, aujourd'hui, assassinat politique.
Il faudra à la Tunisie l'antique sagesse qu'on lui prête souvent pour qu'elle ne s'enfonce pas dans le drame.

Editorial du Monde
LE MONDE | 07.02.2013 à 12h15 • Mis à jour le 07.02.2013 à 13h50 Par Editorial du Monde

© Copyright Le Monde

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire