dimanche 10 février 2013

CAN 2013: c'est fini les hiérarchies dans le foot africain

Pendant la CAN 2013, l'historien camerounais Achille Mbembe, fin connaisseur du ballon rond, analyse l'évolution du football africain.
SlateAfrique - L'élimination de la Côte d'Ivoire dès les quarts de finale de la CAN 2013 est-elle surprenante?
Achille Mbembe - Non, pas du tout. Les Ivoiriens jouent un football empourpré. Il leur a toujours manqué ce dont les Camerounais disposaient au début des années 2000, à savoir la volonté de puissance, une certaine explosivité sous-tendue par un véritable instinct de «tuer». Il est difficile de devenir champion en l’absence de cet instinct.
SlateAfrique - Didier Drogba n’est jamais parvenu à remporter cette compétition. Aura-t-il une autre chance d’emporter ce titre un jour?
Achille Mbembe - Je n’en sais rien. La vérité, c’est qu’il ne joue pas seul. Pour remporter ce titre, il aurait besoin d’au moins trois à quatre Yaya Touré à ses cotés. Or tel n’est pas le cas.
SlateAfrique - Comment expliquer qu’une équipe qui comporte autant de talents individuels ne parvienne pas à remporter le trophée?
A. Mbembe - Ces talents sont inégaux et, à la vérité, il n’y en a pas tant que cela. Il y a en revanche beaucoup de maçons et de charpentiers —des joueurs moyens dont la plupart exercent d’ailleurs dans des clubs européens moyens.

«Le Cameroun est devenu une obscène caricature»

SlateAfrique - De grandes équipes sont absentes de la CAN organisée en Afrique du Sud. L’Egypte, le Cameroun et le Sénégal n’ont pas pu se qualifier pour cette compétition…
A. Mbembe - Le foot égyptien subit les contre-coups du soulèvement révolutionnaire. Le Cameroun est devenu une obscène caricature. Véritable empire de la vénalité et de la prédation, tout ou presque y fonctionne à l’envers, dans le chaos, à la petite semaine.
A cause des niveaux insupportables de corruption et d’improvisation, on ne les reverra pas de sitôt à l’avant-garde du foot africain. Le Sénégal peine à redémarrer malgré l’arrivée à maturité de quelques grands attaquants.
SlateAfrique - Un joueur comme Samuel Eto’o est-il un atout maître pour le Cameroun? N’exerce-t-il pas trop d’influence et ne finit-il pas par pénaliser son équipe?
A. Mbembe - Le personnage est, pour le moins, pittoresque. D’ailleurs il ne parle de lui-même qu’à la troisième personne du singulier. Eto'o est l’un des hommes les plus riches du pays, il est persuadé de pouvoir tout acheter grâce à son argent.
Mais hormis Eto’o, ils n’ont personne d’autre. Ils n’ont pas su préparer la relève. Bref, c’est l’enkystement. Le milieu est totalement pourri et il n’y a personne pour assainir le marécage. Des hommes à poigne comme Joseph Antoine Bell (ex-gardien des Lions indomptables et des Girondins de Bordeaux) sont tenus à l’écart. La crise est structurelle.
Il y a une structure du désordre volontairement cultivée qui empêche tout progrès et favorise la corruption. A tous les niveaux. Rien n’est fait selon des normes générales acceptées partout ailleurs. L’incertitude est manufacturée. Pris dans un tel réseau, les joueurs ne peuvent pas grand-chose.
SlateAfrique - Les interventions des hommes politiques dans les choix des entraîneurs ne sont-elles pas de nature à perturber les résultats de l’équipe camerounaise?
A. Mbembe - Chacun s’efforce d’instrumentaliser le désordre dans l’espoir de faire main basse sur le pactole. Quant à la Fédération, elle est verrouillée, privatisée par une clique qui ne veut surtout rien lâcher. Il est vrai que ceux qui s’efforcent de les déloger ne sont pas, eux-mêmes, des enfants de chœur. Le spectacle du foot camerounais est un vrai bal de carnassiers.

«La victoire zambienne de 2012, un accident»

SlateAfrique - Ces interventions sont-elles plus importantes que dans d'autres pays du continent?
A. Mbembe - Les effets d’enkystement sont nettement plus prononcés au Cameroun qu’ailleurs sur le continent. Cela tient à la structure du désordre à laquelle je viens de faire allusion.
A la faveur du désordre, toute idée d’intérêt public est éviscérée. Et puisque l’improvisation est la sœur du désordre, aucune planification sur le moyen ou le long terme n’a lieu. On est tout le temps à la traîne parce que nombreux sont ceux qui en profitent.
SlateAfrique - La tenante du titre, la Zambie a effectué un parcours plutôt faible…
Lavictoire zambienne l’an dernier au terme d’un tournoi que j’avais qualifié de«tournoi de nains» relevait d’un accident.
SlateAfrique - En revanche, des nations réputées faibles telles que le Cap Vert, le Togo ou le Burkina Faso ont réussi un beau parcours.
A. Mbembe - C’est la fin des grandes hiérarchies. Objectivement, il y a un tassement des équipes, du moins sur le plan technique, celui du jeu, et celui des individualités. Dans ces conditions, les fédérations qui se professionnalisent prendront facilement le dessus.
SlateAfrique - Pour la première fois de l’histoire de la CAN, sept des huit équipes qualifiées pour les quarts de finale représentaient l’Afrique de l’Ouest. Comment expliquer une pareille domination?
A.Mbembe - L’Afrique de l’Ouest renferme le plus grand vivier de footballeurs de tout le continent. De tous ceux qui pratiquent leur métier dans les championnats européens, elle compte le plus grand nombre. Elle bénéficie également de ce que l’on pourrait appeler «la prime diasporique».
De nombreux jeunes bi-nationaux ayant été formés en Europe descendent de cette région. Tout ceci explique qu’elle bénéficie d’un avantage presque naturel sur l’échiquier continental. Il reste cependant à convertir cet avantage naturel en méthode rationnelle de travail et d’organisation.
SlateAfrique - Comment interpréter la faible performance des équipes du nord du continent? Le football d'Afrique du Nord est-il sur le déclin?
A. Mbembe - L’Afrique du Nord est en pleine reconstruction. Des championnats comme celui de la Tunisie attirent des talents continentaux. Ici également, la «prime diasporique» commence à jouer.

«C'est tout le concept de la CAN qui est à revoir»

SlateAfrique - Qu’avez vous pensé du niveau de jeu? Quelle équipe a offert le plus beau spectacle?
A. Mbembe - Le niveau de jeu est à peu près stationnaire. L’on note une relative convergence des styles. Très peu d’équipes pratiquent un jeu technique et tactique suffisamment complexe. Les facteurs athlétiques et physiques l’emportent sur le reste. L’absence de milieux de terrain créatifs est notoire. L’Afrique produit de moins en moins d’ailiers de taille et d’attaquants de race.
SlateAfrique - Quel bilan tirer de cette CAN sud-africaine? Les Sud-africains ont-ils apprécié cette compétition? Suivaient–ils tous les matchs avec intérêt? Ou uniquement ceux qui concernaient leur équipe. Leur élimination dès les quarts de finale n’a-t-elle pas gâchée la fête?
A. Mbembe - On pourrait faire mieux tant sur le plan purement financier et commercial que sur le plan culturel. C’est tout le concept de la CAN qui est à revoir. La CAN devrait être un concept à la fois sportif, culturel et financier.
Ce devrait être l’un des grands marchés du foot dans le monde, mais un foot en dialogue avec les autres disciplines de la création africaine, qu’il s’agisse du cinéma, de la mode, de la danse, voire des arts et de la littérature. Sans cette fécondation des sports par les arts et la critique, la compétition restera moribonde. Et sa contribution à l’émergence d’une culture afropolitaine restera dérisoire.
SlateArique - Sur le continent, la passion pour la CAN est elle aussi grande que par le passé? Les Africains ne préfèrent-ils par regarder les matchs du Barça ou de Chelsea plutôt que ceux des sélections nationales?
A. Mbembe - La passion demeure, notamment au niveau national. Les foules suivent autant les matches de leurs sélections que ceux des championnats européens dans lesquels jouent d’importantes vedettes africaines. Les deux choses ne sont pas incompatibles.

Propos recueillis par Pierre Cherruau
© SlateAfrique

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