mardi 14 février 2012

Présidentielle au Sénégal : Wade, envers et contre tout

Entre Abdoulaye Wade, un chef de l'État candidat acharné, et une opposition qui a choisi la rue pour l'obliger à reculer, l'épreuve de force paraît inéluctable. Le Sénégal est sous haute tension avant la présidentielle du 26 février.

L'image fait le tour du web et les choux gras de l'opposition sénégalaise. Il est 19 heures passées de quelques minutes, ce mardi 31 janvier. Un voile noir est tombé sur le boulevard du Général-de-Gaulle à Dakar, toujours décoré par des lumières de Noël bleues et rouges, mais la visibilité est bonne. La caméra suit un véhicule antiémeute de la police lancé à toute vitesse en direction d'une foule de manifestants. Un coup à droite, un coup à gauche... Le conducteur de ce « camion fou » - c'est ainsi qu'on l'appelle à Dakar -, comme galvanisé par la musique surréaliste d'un film hollywoodien crachée par un micro des forces de l'ordre au moment de l'assaut, semble s'amuser à poursuivre les derniers occupants de la place de l'Obélisque. Plusieurs témoins affirment qu'il est à l'origine de la mort de l'un d'eux, un étudiant de 32 ans qui aurait été percuté par le bolide. La police assure qu'il n'en est rien, et le pouvoir, par la voix du ministre des Affaires étrangères, Madické Niang, évoque la piste d'une Mercedes.
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Voilà où en est le Sénégal à moins d'un mois de l'élection présidentielle, qui doit se tenir le 26 février. En proie à une course folle dans laquelle se sont lancés Abdoulaye Wade et ses opposants, que personne, pas même la communauté internationale, ne semble en mesure de raisonner. Un face-à-face dont bien peu se risquent à pronostiquer l'issue.
Pourtant, jusqu'à présent, tout se déroule comme prévu. Le 27 janvier, les cinq « sages » du Conseil constitutionnel ont validé la candidature de Wade. Élu une première fois en 2000 (pour sept ans), « Gorgui » a été réélu en 2007 (pour cinq ans). Malgré une réforme constitutionnelle adoptée en 2001 limitant à deux le nombre de mandats présidentiels, le Conseil constitutionnel a estimé que la nouvelle loi ne prenait pas en compte le premier mandat. Sans surprise, l'opposition, qui ne cesse depuis des mois de dénoncer des juges « aux ordres », a crié à la forfaiture.
Et immédiatement, Dakar s'est embrasé. Une première fois le 27 au soir, peu après l'annonce de la décision des juges : un mort - un jeune policier lapidé dans une ruelle sombre - et plusieurs blessés, dont des journalistes. Une deuxième fois le 31, à la fin d'un meeting du Mouvement du 23 juin (M23), la coalition des partis politiques d'opposition et des organisations de la société civile : un mort, donc, et encore des blessés, victimes de balles en caoutchouc et de gaz lacrymogènes. La veille, deux manifestants - un adolescent et une sexagénaire - avaient trouvé la mort à Podor, dans l'extrême nord du pays. Tués par les balles des policiers.
L'agenda démentiel de Wade
Wade a donc décidé d'y aller. Malgré l'engagement pris lors de sa première campagne victorieuse, en 2000, de limiter à deux le nombre de mandats présidentiels. Malgré ses déclarations, comme la plus célèbre de 2007 : « Je ne peux plus me représenter pour un autre mandat car j'ai verrouillé la Constitution. » Malgré son âge, aussi. Il assure se sentir « dans d'excellentes dispositions physiques et intellectuelles ». Son entourage parle de lui comme d'une bête politique qui se lève tous les jours à 4 heures, ne fait jamais l'impasse sur ses exercices physiques matinaux et enchaîne les rendez-vous jusque tard dans la soirée. Depuis deux mois, son agenda est démentiel : visites à Touba et Tivaouane pour séduire les confréries, en brousse pour inaugurer des bâtiments publics, entretiens avec son équipe de campagne, ses alliés et quelques opposants qu'il tente de retourner, réception des diplomates, plus que jamais inquiets de la tournure des événements... « On a l'âge de sa volonté », dit Wade. « On a l'âge de ses artères », rétorque l'opposition, et ceux qui lui ont rendu visite ces dernières semaines parlent d'un homme « affaibli », incapable de se déplacer correctement. Dans les taxis, tous branchés sur les radios tout info depuis le début des violences, il est difficile d'échapper à cette remarque : « Wade, c'est pas bon ! Il a 85 ans ! »
Mais l'homme est têtu.Son entourage l'a persuadé qu'il l'emporterait dès le premier tour. Alors pas question de lâcher du lest. Trois jours de suite, il envoie ses ministres les plus stratégiques en première ligne. Lundi, son porte-parole, Serigne Mbacké Ndiaye, accuse l'opposition d'appeler à l'insurrection « pour ne pas aller aux élections ». Mardi, son ministre de l'Intérieur, Ousmane Ngom, dénonce « l'ingérence » de la France et des États-Unis, qui ont appelé à une alternance générationnelle. Mercredi, c'est au tour de Madické Niang de répondre aux « pays amis » : « La démocratie n'est pas menacée. »
Les contradictions du M23
Wade est conscient de ses forces. Sauf chaos, les confréries, qui conservent un rôle prépondérant, ne prendront pas position, ni pour lui ni contre lui. Le khalife général des mourides a d'ailleurs appelé à respecter la décision des cinq « sages », provoquant l'exaspération de l'opposition. Quant à l'armée, son histoire ne plaide pas en faveur d'une intervention.
Wade sait surtout pouvoir compter sur les divisions et les contradictions du M23. Longtemps uni, le front de l'opposition est aujourd'hui proche de l'éclatement. « Le mouvement est divisé entre les partisans d'une confrontation directe avec le pouvoir et les autres, qui ne défendent que leurs intérêts », dénonce un membre issu d'un petit parti. Le bras droit de l'un des candidats de poids confirme : « Il y a des intérêts divergents. Les petits candidats veulent bloquer le processus. Les anarcho-syndicalistes veulent mettre le feu. Et les grands candidats ne veulent pas sacrifier les sommes mises en jeu pour la campagne. » Idrissa Seck, Macky Sall, Moustapha Niasse et Ousmane Tanor Dieng ont déjà beaucoup dépensé en affiches, en gardes du corps, en tissus et en 4x4...
Conseil constitutionnel : une décision unanime
Vendredi 27 janvier, quand les cinq membres du Conseil constitutionnel sortent en catimini de leur nouveau bâtiment, placé sous bonne garde, dans le quartier huppé des Almadies, leur décision n'est pas encore connue. Par mesure de sécurité, ils ont pris soin de quitter les lieux quelques minutes avant la publication de la liste des candidats. Selon une source interne à l'institution, la décision de valider la candidature de Wade a été prise à l'unanimité et sans grand débat. « Il n'y a pas eu besoin d'un vote, comme le prévoit la loi en cas de désaccord. » Pourtant, le camp Wade a eu chaud. Venu déposer le dossier le 23 janvier, le directeur de campagne du président sortant, Souleymane Ndéné Ndiaye, a dû revenir le lendemain. Pour quelle raison ? Il semble qu'un document, non conforme, a dû être modifié. « Comme ils ne pouvaient pas l'avouer en public, ils ont décidé de dire que tout était en ordre le lundi, et Ndiaye est revenu le mardi en catimini », raconte un agent du Conseil. R.C.
Si certains sont prêts à aller au feu, ceux-là veulent préserver leur image d'hommes d'État. Leur mot d'ordre aux relents guerriers - « il n'y aura pas d'élection avec Wade » - n'est pas que de façade, mais la sentence méritera peut-être d'être actualisée. « Nous savons que Wade ne lâchera pas. Ce n'est pas le genre », souffle un de ses anciens collaborateurs passé à l'opposition. « Le discours qui consiste à dire qu'il n'y aura pas d'élection avec lui est donc idiot. Nous n'avons pas les moyens de nous battre contre lui. »
Des pourparlers après l'élection ?
Les opposants sont persuadés que si Wade va à l'élection, « c'est qu'il est sûr de l'emporter ». Le scrutin, selon eux, « ne sera pas sincère » - ce que le pouvoir nie avec force. « Pour éviter un coup d'État électoral après le coup de force institutionnel, il faut se lancer dans la bataille, empêcher Wade de mener campagne et le contraindre à accepter une transition », juge Cheikh Tidiane Gadio, l'ancien ministre des Affaires étrangères de Wade, qui se présente aujourd'hui contre lui. La porte de sortie consisterait donc à entreprendre des pourparlers. Mais, affirme un candidat membre du M23, « cela ne pourra pas se faire avant les élections », le pouvoir étant résolu à ne pas reporter la date du premier tour. D'ici là, il faut entretenir le rapport de force, alerter l'opinion internationale sur les dérives du régime, et surtout créer les conditions d'une situation ingouvernable après le scrutin, comme en 1988 et en 1993, lorsque Abdou Diouf avait dû se résoudre à parlementer avec Wade pour calmer les esprits. « C'est alors que l'on pourra négocier un accord pour permettre à Wade de partir. » Une sorte d'amnistie pour lui, sa famille et ses proches.
Dans le camp présidentiel, l'idée fait son chemin. Il y a quelques semaines, un visiteur régulier du Palais en parlait : « Wade prépare une surprise. Après sa victoire, il envisage une sorte de passation de pouvoir au bout de deux ou trois ans avec un leader de la nouvelle génération : Macky Sall peut-être, ou Khalifa Sall, le maire de Dakar, qu'il apprécie beaucoup. » Dans une interview accordée au site Dakaractu quelques heures avant le verdict du Conseil constitutionnel, « le Vieux » a d'ailleurs ouvert une brèche : « J'ai besoin de trois autres années pour terminer quelques grands chantiers. » Mais trois ans, pour les quelques milliers d'opposants qui se sont levés contre sa candidature ces derniers jours, c'est trop. Pour certains, même le 26 février est trop loin...
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Par Rémi Carayol,
Jeuneafrique.com

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