(Swissinfo 23/02/2012)
Longtemps considéré comme un modèle de stabilité et de démocratie en Afrique, le Sénégal doit faire face à des violences sans précédent à la veille de l’élection présidentielle du 26 février. La candidature contestée du président sortant Abdoulaye Wade cristallise toutes les passions.
«Abdoulaye Wade a fait tomber tous nos symboles, tous nos acquis démocratiques. S’il persiste à vouloir faire le forcing avec sa candidature, alors le Sénégal entrera véritablement dans le chaos». Cet entrepreneur sénégalais, ancien résidant genevois, s’exprime en écho aux milliers de manifestants qui descendent depuis plusieurs semaines dans les rues de Dakar et des villes de province pour protester contre la validation par le Conseil constitutionnel de la candidature du président sortant Abdoulaye Wade et la mise à l’écart du chanteur populaire Youssou N’Dour.
Candidat du Parti démocratique sénégalais (PDS), le président sortant, âgé de 86 ans, s’était pourtant vanté au début de son premier mandat d’avoir «verrouillé» la Constitution, l’interdisant de se présenter une troisième fois en 2012. Depuis, le président a retourné sa veste, ne faisant plus mystère de sa volonté de garder les rênes du pouvoir pour ensuite les transmettre à son fils Karim.
L’arrestation de dizaines d’opposants et la violence policière employée face aux manifestants sont aujourd’hui pour de nombreux Sénégalais le signe évident d’une dérive autoritaire du régime. «Beaucoup ne comprennent pas pourquoi Wade s’accroche au pouvoir malgré son âge avancé et craignent que leur pays ne se transforme en dictature s’il est réélu», explique Fabien Olivier, journaliste pour la chaîne de télévision Canal Info News.
Par peur de représailles, des représentants d’ONG ont ainsi refusé de donner leur avis à swissinfo.ch au sujet des fortes tensions qui secouent le Sénégal. Un journaliste d’un média privé affirme quant à lui faire l’objet de censure dans la couverture des événements actuels.
Défendre l’exception sénégalaise
Une situation inédite, puisque malgré des turbulences et des élections parfois contestées, le Sénégal a, depuis son indépendance en 1960, fait office de bon élève démocratique par rapport à ses voisins. Pour le front contestataire qui s’oppose à la réélection d’Abdoulaye Wade, il s’agit également de défendre cette «exception nationale», dont les origines remonteraient à l’abolition de l’esclavage par la France en 1848 et au droit de vote octroyé à quatre communes sénégalaises sous la IIIe République française.
S’exprimant par écrit, des lecteurs de swissinfo.ch au Sénégal, bien que divisés sur le bilan du président sortant, soulignent cet attachement à leurs acquis démocratiques. «Nous ne voulons pas que Wade se transforme en Gbagbo ou un de ces dictateurs africains», affirme l’un deux. Mais plus encore, les témoignages insistent sur la volonté de défendre cet esprit pacifique qui ferait la force de leur pays.
«Personnellement, je suis contre la candidature de Wade. Mais comme le Conseil constitutionnel a déjà tranché, nous devons respecter sa décision et aller aux urnes pour renverser le régime de Wade. Préservons le visage pacifique et démocratique de notre chère nation», relève un autre lecteur.
Professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève, Jean-Louis Arcand ne se berce guère d’illusions: «Tous les signaux montrent que l’élection de dimanche sera largement truquée. Mais n’oublions pas qu’avant de se faire élire, Wade s’est fait voler deux élections par son prédécesseur Abdou Diouf. Ce qui m’inquiète en revanche, c’est l’utilisation massive des forces de l’ordre pour réprimer les manifestations, une première dans l’histoire du Sénégal».
" Le pacte social a été brisé, les gens sont désillusionnés, ils ont vu la façon dont la classe politique a mis les mains dans la tirelire. " Jean-Louis Arcand, professeur à l'Institut de hautes études du développement de Genève
Absence de perspectives
Doit-on craindre une montée en puissance du mouvement de contestation et de la répression au lendemain de l’élection? «J’ai bien peur que la violence ne s’accentue si Wade est réélu dès le premier tour, affirme Fabien Olivier. Mais je ne crois pas à un scénario à l’ivoirienne. Les Sénégalais ont un fort sentiment d’appartenance national qui leur permettra de s’entendre sur l’avenir de leur pays».
Jean-Louis Arcand partage cet avis: «La guérilla ne fait pas partie de la tradition sénégalaise. De plus, les confréries musulmanes, qui prônent un islam très tolérant, jouent un rôle de stabilité essentielle».
Reste que la colère manifestée par une partie de la jeunesse sénégalaise marque un ressentiment profond à l’égard d’une classe politique, toutes tendances confondues, incapable de garantir le minimum vital à sa population. Corruption, népotisme et clientélisme se sont aggravés lors des deux mandats d’Abdoulaye Wade, comme l’explique l’économiste sénégalais Sanou Mbaye dans Le Monde diplomatique: «Les élites n’ont cessé de freiner toute croissance industrielle, faisant de l’accaparement des licences d’importation de denrées alimentaires et de produits manufacturés les moyens de bâtir des fortunes personnelles».
Explosion des inégalités
L’inauguration en 2010 d’une gigantesque statue en bronze conçue par la Corée du Nord, dont le coût est estimé à 24 millions d’euros et considérée comme le symbole de la mégalomanie du président Wade, n’a pas contribué à calmer la colère d’une jeunesse qui n’a souvent que l’exil comme horizon.
«Au cours des dix dernières années, il y a eu une explosion des inégalités, soutient Jean-Louis Arcand. Le pacte social a été brisé, les gens sont désillusionnés, ils ont vu la façon dont la classe politique a mis les mains dans la tirelire. Même à la campagne, où les agriculteurs vivent avec 25 centimes de dollar par jour, plus personne ne soutient Wade».
Pour le spécialiste du développement, qui voit dans l’incapacité du pays à accroître sa productivité agricole – le Sénégal importe 80% de son riz – le principal facteur expliquant les difficultés économiques que connaît le pays, il sera toutefois difficile d’unifier toutes ces frustrations: «Lorsque vous avez beaucoup de gens qui ont un peu à perdre d’une élection face à très peu de gens qui ont énormément à perdre, c’est toujours la deuxième catégorie, soit le régime et son entourage, qui l’emporte».
Samuel Jaberg, swissinfo.ch
23. février 2012 - 15:50
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