samedi 25 février 2012

Sénégal - Croissance économique: pourquoi le Sénégal de Wade est resté en rade malgré les grands travaux

(Challenges 25/02/2012)
Les grands travaux lancés depuis dix ans par le président libéral, candidat à sa réélection le 26 février, n'ont pas fait décoller la croissance.
Dans le hall de l'immense Grand Théâtre national de Dakar, ouvert l'an dernier grâce au généreux financement de la Chine, une longue maquette attire le regard. Elle représente les futures "sept merveilles" de la capitale sénégalaise imaginées par Abdoulaye Wade, président de la République depuis 2000. A 85 ans, Gorgui (Le Vieux, en wolof), candidat à un troisième mandat le 26 février, projette, s'il est élu, de bâtir une place de la musique, une école d'architecture, un musée des civilisations noires et une bibliothèque nationale.
Le chef de l'Etat continue de miser sur une politique de grands travaux pour faire décoller son pays: une autoroute à péage a ainsi été ouverte à la sortie de Dakar, pour désenclaver la capitale et relier le nouvel aéroport, qui doit sortir de terre d'ici un à deux ans, près de la Petite Côte, le coeur touristique du pays. Autour de l'aéroport, une zone économique spéciale est prévue pour accueillir des multinationales en quête de main-d'oeuvre à bas coût. Sur la magnifique corniche de Dakar, le long de la mer, ont déjà poussé des hôtels de luxe, un casino et un centre commercial dernier cri. L'endroit aiguise les appétits des hommes d'affaires du Golfe et de Chine.
Cruelle réalité
La stratégie du Sénégal? Devenir "un hub aérien, industriel, commercial et touristique", selon un ministre. Avec un objectif: être un pays émergent à l'horizon 2020. Légitime ambition, vu la position géographique du pays, la douceur de son climat et la célèbre téranga (hospitalité) de ses habitants.
Mais, au-delà du fantasme, la réalité est plus cruelle. A tel point que l'économiste Sanou Mbaye, un ancien de la Banque africaine de développement (BAD), parle de "marasme sénégalais". Depuis dix ans, la croissance du pays est décevante, surtout quand on la compare aux performances du Ghana, du Mali, ou même du Burkina Faso. En 2012, le FMI, qui cornaque Dakar, table sur une progression de 4,4%. Pas assez pour absorber la forte évolution démographique du pays. La BAD, elle, s'inquiète de la "constance de la pauvreté", qui touche la moitié de la population. Dans les rues de Dakar, les jeunes vivotent de petits métiers: vente de cartes téléphoniques, de lunettes de soleil, de bibelots... "C'est un pays à deux vitesses, constate le patron local du courtier Gras Savoye, Thierry Labbé. Il y a de grandes avancées sur les infrastructures, mais on voit encore des charrettes aux péages de l'autoroute."
De leur côté, les autorités continuent de réclamer de la patience: la politique de grands travaux, couplée à un coup de pouce budgétaire à l'agriculture et à l'éducation, donnera des résultats à long terme, assurent-elles. Fabrice de Creisquer, PDG de CFAO Motors Sénégal, qui distribue dans le pays des véhicules Toyota, Peugeot et Suzuki, note d'ailleurs "l'émergence d'une petite classe moyenne. Ce ne sont pas uniquement les ménages richissimes qui achètent des voitures, ou les expatriés qui fréquentent restaurants et centres commerciaux. De plus en plus de Sénégalais consomment."
De piètres résultats
Pauvre en ressources naturelles, donc très dépendant de la conjoncture extérieure, le Sénégal est englué dans la catégorie des "pays les moins avancés". "Il pourrait faire beaucoup mieux", assure Patrick Lucas, patron du Medef Afrique. Si les investisseurs reconnaissent que le climat des affaires s'est amélioré sous Wade, beaucoup remettent en question ses priorités en matière de développement. "Le Sénégal n'est pas particulièrement bien géré", tranche Lionel Zinsou, président de PAI Partners.
Un exemple. Depuis au moins cinq ans, le pays souffre de problèmes d'approvisionnement en électricité, qu'il produit à partir de pétrole. La situation est devenue intenable avec la flambée du prix du baril, provoquant d'incessantes coupures de courant. Un enfer quotidien pour les habitants et les entreprises. Le gouvernement estime que les délestages lui ont coûté près de 1,5 point de croissance par an. Or il a fallu attendre l'automne dernier pour qu'il s'attaque au problème, avec un plan de 1 milliard d'euros environ. Le courant est enfin revenu dans la capitale, mais les Sénégalais espèrent qu'il ne s'évaporera pas avec les promesses après l'élection présidentielle...
C'est l'autre sujet d'inquiétude: la gouvernance politique. Tandis que les bailleurs de fonds pointent l'insuffisance de la lutte contre la corruption au sommet de l'Etat et les dérapages budgétaires, Abdoulaye Wade ne veut pas entendre parler de retraite et a tourné la loi à son avantage pour rester au pouvoir. Fin janvier, le Conseil constitutionnel validait sa candidature, en dépit de l'interdiction de faire plus de deux mandats à la tête de l'Etat. Au même moment, le président ivoirien Alassane Ouattara était accueilli en grande pompe à Paris. Une coïncidence qui a rappelé à Dakar qu'il n'a pas su devenir le grand pôle d'Afrique de l'Ouest, quand Abidjan sombrait ces dix dernières années. La résurrection ivoirienne condamne-t-elle un peu plus la capitale sénégalaise à la stagnation? Pas sûr. L'envol annoncé de la Côte d'Ivoire peut tirer toute la sous-région vers le haut. Et permettre au Sénégal de continuer à rêver.


Par Jérôme Lefilliâtre

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