mardi 12 avril 2011

Côte d'Ivoire: la revanche de Ouattara

(L'Express 12/04/2011)

Voilà près de vingt ans qu'il rêvait d'accéder par les urnes à la tête de la Côte d'Ivoire... Elu en novembre dernier, il n'a pu y parvenir sans le concours des armes. Le vainqueur de Laurent Gbagbo a connu un parcours contrarié. Celui qui l'attend est tout aussi semé d'embûches.
Pour lui, la quête du pouvoir s'est apparentée à un cauchemar récurrent. Au moins jusqu'à l'arrestation musclée, le 11 avril, du sortant Laurent Gbagbo. Dans ce songe routinier, Alassane Dramane Ouattara tendait la main pour empoigner enfin le sceptre conquis dans les urnes, mais ses doigts se refermaient sur un mirage. La chance le fuyait, le sort le narguait. A Abidjan, la capitale économique ivoirienne, voilà plus de quatre mois que l'élu vivait en reclus à l'hôtel du Golf, tandis que le sortant Laurent Gbagbo jouait les squatters présidentiels en sa résidence du quartier naguère chic de Cocody.
Sans doute "ADO", 69 ans, a-t-il cru toucher au but fin mars lorsque, à la faveur d'une offensive foudroyante et souvent sans combattre, ses Forces républicaines de Côte d'Ivoire (FRCI) ont conquis le tiers sud du pays, avant d'assiéger Abidjan. Las! l'"assaut final" n'en finissait plus. Même décimée par les défections, la garde prétorienne du mauvais perdant - militaires, miliciens et mercenaires - a opposé aux attaques désordonnées des FRCI, comme aux frappes de l'Onuci, la mission des Nations unies, et du contingent français Licorne, une résistance farouche, parvenant même un temps à desserrer l'étau autour des ultimes bastions du "Gbagboland". Le 9 avril, elle ira jusqu'à attaquer au mortier le palace qui tenait lieu de quartier général au roi sans couronne. Lui qui, l'avant-veille, décrétait un blocus autour du Fort-Alamo de Cocody dut, à l'image d'une cohorte de ministres et d'officiels affolés, trouver refuge dans les sous-sols.
Voici venu le jour où, à l'usure, avec le concours de l'ONU et de l'ex-puissance coloniale, ADO peut ceindre pour de bon son écharpe. Mais qu'en fera-t-il? A-t-il l'étoffe de l'homme d'Etat? Aura-t-il les épaules assez larges pour endosser ce costume aux allures de cilice? Une tâche écrasante l'attend: panser les plaies béantes, éradiquer les virus de la haine et de la vengeance, réconcilier les Ivoiriens entre eux et avec eux-mêmes. Mission paradoxale pour ce technocrate libéral et policé, ancien directeur général adjoint du Fonds monétaire international (FMI). "Si ma victoire doit coûter la vie à un seul de mes compatriotes, confiait-il avant l'orage, jamais je ne me le pardonnerai." Or, et à son corps défendant, il lui aura fallu pour accéder au palais enjamber un monceau de cadavres, dont ceux des civils massacrés dans l'Ouest par les siens.
"De la méthode et l'art de bien s'entourer"
Le 7 avril, dans cette auberge perdue au nord d'Abidjan, clients et gérants font bloc devant le téléviseur à l'heure du discours à la nation de "Son Excellence Alassane Ouattara". Le ton est solennel, le phrasé lent, la voix traînante, parfois tremblante. Mais vu d'ici, le message passe: "Il nous a rassurés, tranche Fabrice, 24 ans. Cette nuit, pour une fois, je vais bien dormir." Terré depuis huit jours avec femme et enfants dans son logis de Cocody, Emile approuve : "Chacun, quel que soit son bord, peut se reconnaître dans son propos, veut croire ce journaliste fraîchement retraité. J'ai senti de la hauteur, une volonté de rassembler, non d'en découdre. ADO peut réussir. Il a pour lui de la méthode, un sacré parcours et l'art de bien s'entourer."
Reste qu'au fil des heures l'aura de Ouattara risquait de s'étioler. Une insondable détresse étreint les Abidjanais, privés d'eau, d'électricité, de vivres, terrifiés chaque nuit par le fracas des roquettes, otages de l'anarchie et des pillages, condamnés à choisir entre la claustration et l'exode. Dans la banlieue, c'est en vain que les FRCI ratissaient les secteurs où les soudards pro-Gbagbo semaient la mort et la terreur.
"Cette nuit, balbutie un quadra hébété, un commando a ravagé ma rue. Ses membres ont tué, violé, incendié, pillé. Dans la maison voisine, j'ai vu une dizaine de cadavres." Jean-Claude, lui, raconte l'enlèvement et l'assassinat d'un pharmacien, coupable d'avoir posé pour une affiche électorale d'Alassane. Au commandant ouattariste qui l'incite à regagner son commissariat, ce policier désoeuvré réplique ceci: "Tu plaisantes? Nous sommes sept et sans une arme. Dans mon coin, les miliciens font la loi et brûlent des gens tous les jours."
Incapable jusqu'alors de sécuriser la mégalopole, l'armée d'ADO manifestait une inquiétante fébrilité. Le 8 avril, il aura suffi qu'approche une bande venue du quartier de Yopougon, fief du clan Gbagbo, pour plonger dans la panique sa base arrière, à l'entrée nord d'Abidjan. Ordres contradictoires, atermoiements, tirs approximatifs: le chef au foulard noir de forban censé conduire la riposte tenait moins du général en campagne que du pirate de cinéma.
A se demander si l'heure de la revanche sonnerait un jour pour l'éternel proscrit. Voilà près de vingt ans que le bravetché - le brave homme, surnom en vogue chez ses partisans - arpente les allées du pouvoir. Voilà autant d'années que ce musulman nordiste d'ethnie dioula incarne malgré lui la névrose identitaire du pays des Eléphants.
En décembre 1993, lorsque s'éteint le patriarche Félix Houphouët-Boigny, Ouattara, alors Premier ministre, espère un temps achever le mandat du "bélier de Yamoussoukro", despote madré et francophile. Mauvais calcul: en vertu de la Constitution, la régence revient à Henri Konan Bédié, président de l'Assemblée nationale. Deux ans plus tard, associé à Laurent Gbagbo au sein d'un Front républicain, ADO boycotte le scrutin présidentiel, jugé opaque. Avant que s'achève le quinquennat de Bédié, d'ailleurs abrégé par le putsch du général Robert Guéï, il rentre de Washington, siège du FMI, résolu cette fois à descendre dans l'arène électorale. Peine perdue. Au prétexte qu'il servit dans une vie antérieure l'administration de la Haute-Volta - le futur Burkina Faso -, le revenant se voit évincé de la course par la Cour suprême pour "nationalité douteuse". Il aura même droit à un mandat d'arrêt international pour "usage de faux documents d'identité".
Haro sur "le Burkinabé" ou "le mossi", allusion à une communauté de souche voltaïque. Dans un pays qui compte plus de 25% d'étrangers, et où éclosent les fleurs vénéneuses de l'"ivoirité", idéologie ultranationaliste théorisée sous Bédié puis détournée à son profit par Gbagbo, ADO cristallise l'aversion pour l'"allogène". Seule, semble-t-il, l'accession à la présidence pouvait laver le vieil affront.
Une brillante carrière de fonctionnaire international
S'il a vu le jour à Dimbokro (centre), ADO est l'héritier d'une lignée prospère de commerçants du Nord aux ancêtres prestigieux. Un aïeul, guerrier dioula prénommé Sékou, régna ainsi au xviiie siècle sur le puissant empire Kong, Etat musulman précolonial. Enfant, Alassane fait escale à Sindou (Haute-Volta d'alors, devenue le Burkina Faso), dans le sillage d'un père nomade. Son parcours d'élève modèle le conduit à Bobo-Dioulasso puis à Ouagadougou, où ce matheux obtient son bac en 1962.
Le tropisme américain vient de loin: le jeune Ouattara met alors le cap sur l'université de Pennsylvanie, où il décrochera un doctorat en économie. Suit une brillante carrière de fonctionnaire international, menée de part et d'autre de l'Atlantique. Le FMI bien sûr, mais aussi les instances ouest-africaines, telle la Banque centrale (BCEAO), dont il sera gouverneur, ou la Communauté économique (Cedeao).
Sa réputation d'efficace gestionnaire lui vaut d'être appelé en 1990 par Houphouët, aux prises avec une conjonction astrale désastreuse: cours du cacao en berne, dette abyssale et tensions sociales latentes. Placé à la tête d'un Comité interministériel de relance, ADO replace la locomotive ivoirienne sur les rails, au prix d'une purge implacable, privatisant à la hussarde et réduisant sévèrement le train de vie de l'Etat. Mission accomplie. Houphouët-Boigny, qui connaît fort bien la famille Ouattara, lui confie le poste de Premier ministre. Alassane, enclin à se targuer du statut de "fils préféré" du Vieux, revendiquera le moment venu son héritage. C'est d'ailleurs à lui qu'échoit, le 7 décembre 1993, le devoir d'annoncer sur les écrans de la Radiotélévision ivoirienne (RTI) le décès du Bélier fourbu. En 2004, il forgera avec le rival d'hier Henri Konan Bédié le Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix (RHDP). C'est à cette alliance contre nature qu'ADO doit le ballottage victorieux du 28 novembre 2010. Aussi insolite soit-il, l'attelage a tenu bon.
Trop occidental, pas assez africain
Aux yeux des "patriotes" obtus, de ceux qui finissent toujours par lâcher que "Ouattara n'est pas ivoirien", sa trajectoire transatlantique ne fait qu'aiguiser la suspicion. Trop occidental, pas assez africain. N'a-t-il pas épousé en août 1991 à la mairie du XVIe arrondissement de Paris, une veuve française, née Dominique Nouvian, femme d'affaires qui fit fortune dans l'immobilier, les salons de coiffure et les cosmétiques?
Jusque dans son entourage, on lui reprochait il y a peu à mots couverts de passer trop de temps loin du pays. Notamment dans la villa cossue de Mougins où, jadis, le couple Ouattara recevait Laurent Gbagbo et sa féroce épouse Simone. Le casting des amitiés alimente le procès en cosmopolitisme: Nicolas Sarkozy, le patron du FMI Dominique Strauss-Kahn et son prédécesseur Michel Camdessus, Jean-Claude Trichet, président de la Banque centrale européenne, son homologue israélien Stanley Fisher, le gourou de la finance George Soros, Martin Bouygues, Jacques Attali ou Laurent Fabius.
Pour asseoir son autorité sur les chefs de guerre des FRCI, qui ne manqueront pas de réclamer leur dû, on pourrait certes rêver meilleur pedigree. Depuis l'insurrection avortée de septembre 2002, les "comzones" - commandants de zone - des Forces nouvelles règnent en caïds sur le Nord ivoirien. Pas sûr qu'ils se retrouvent dans le discours apaisant du disciple d'Houphouët. A cet égard, un test décisif attend l'élu: saura-t-il imposer les sanctions qu'appellent les pogroms commis dans la région de Duékoué aux chefaillons à qui il devra, au moins autant qu'aux électeurs, son fauteuil présidentiel? Lors de son adresse télévisée, Ouattara a promis que "la lumière sera faite sur tous les massacres". Acceptons en l'augure.
Le grand bourgeois épicurien, amateur de vins fins, aura tardé à admettre que la Côte d'Ivoire de Gbagbo ne pouvait être le théâtre d'une alternance à la scandinave, et que la loi et le droit pesaient de peu de poids face à l'entêtement millénariste du forcené sortant. Longtemps, il a prêché la patience, pariant sur le forcing diplomatique et l'asphyxie financière. Avant de se rendre à l'évidence. Au moins eut-il l'habileté de reconduire à la tête du gouvernement son "jeune frère" Guillaume Soro, hier figure de proue des Forces nouvelles, plus familier que lui du langage des armes.
Alassane Ouattara a pourtant appris à ses dépens combien la violence empoisonne l'échiquier ivoirien. Notamment à l'automne 2002, après le vain assaut sur Abidjan de la rébellion nordiste dont il passe, dans la tribu Gbagbo, pour le financier, sinon le cerveau. Tandis qu'un blindé de la gendarmerie défonce alors le portail de leur demeure abidjanaise, les époux Ouattara trouvent le salut dans la fuite, escaladant le mur qui les sépare de l'ambassade d'Allemagne. Plus tard, c'est planqué dans le coffre d'une voiture que le couple sera exfiltré vers la chancellerie française, ultime étape avant l'exil.
Un autre traumatisme, plus intime, laissera des traces: la profanation, à la fin de 2005, de la tombe de Nabintou Cissé, la mère vénérée d'Alassane. Dire que, quelques jours auparavant, Laurent Gbagbo avait assisté aux funérailles, allant jusqu'à donner l'accolade à son meilleur ennemi...
Point d'angélisme: il arrive aussi à Ouattara de miser sur la rue. Quitte à envoyer ses troupes au casse-pipe. Tel fut le cas en 2000, à l'heure où le pays sombrait dans le chaos sur fond de duel Gbagbo-Guéï, ou le 16 décembre dernier, quand le tandem ADO-Soro lança ses partisans à l'assaut du siège de la RTI. Marche vouée à l'échec et réprimée dans le sang. "Les voies pacifiques sont épuisées", a concédé Ouattara le 29 mars. Les Ivoiriens le sont davantage encore. Le mauvais rêve qui hantait le sommeil du bravetché touche sans doute à sa fin. Mais nul doute que le pays meurtri des Eléphants mettra des années à sortir de sa longue nuit.

Par notre envoyé spécial Vincent Hugeux, publié le 12/04/2011 à 18:25
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