(L'Express 08/02/2012)
Attentats suicides et raids à l'arme à feu opérés par Boko Haram visent les églises et les commissariats. Ici, le quartier général de la police de Kano en flammes, le 20 janvier. Ce mardi, c'est une caserne de la ville de Kaduna, dans le nord du pays, qui a été visée par une explosion.
La secte djihadiste a encore frappé ce mardi, dans le nord du Nigeria. Le carnage de Kano, en janvier, reflète la mortelle dérive de Boko Haram qui s'attaque aux chrétiens et aux musulmans suspectés de tiédeur. Il souligne aussi les failles du pays le plus peuplé d'Afrique, miné par les divisions communautaires et rongé par la corruption.
D'ordinaire, en leur stade Sani-Abacha, les "Pillars" de Kano jouent à guichets fermés, sous les clameurs d'une foule de fans déchaînés. Mais, en ce 5 février, l'équipe fanion de la deuxième ville du Nigeria reçoit le Onze de Kwara United à huis clos. Si ce temple dédié aux dieux du foot sonne étrangement creux, c'est en raison de l'impératif de sécurité.
Capitale de l'Etat nordiste du même nom, Kano peine à se relever du carnage perpétré, quinze jours plus tôt, par la secte islamiste Boko Haram. Attentats suicides à la voiture piégée, raids à la grenade et au fusil d'assaut: les tueurs ont frappé huit sites, dont le quartier général de la police et plusieurs commissariats. Aggravé par la riposte désordonnée des assiégés, le bilan de ce vendredi de sang et de cendres a glacé d'effroi ce pays aux 160 millions d'âmes, mosaïque ethnique et confessionnelle peuplée à parts égales de musulmans et de chrétiens: plus de 200 morts de toutes obédiences.
"Les valeurs occidentales sont sacrilèges"
L'"incident malheureux" - ainsi le gouverneur du cru, Rabiu Musa Kwankwaso, désigne-t-il la tragédie du 20 janvier - alourdit aussi le funeste palmarès d'une mouvance salafiste, apparue au grand jour en 2002, héritière d'une tradition séculaire de rigorisme doctrinal. Et qui, au long des deux années écoulées, a semé dans son sillage près d'un millier de cadavres.
Si l'usage a consacré le label Boko Haram - "les valeurs occidentales sont sacrilèges", en langue haoussa -, ses cadres revendiquent la dignité de "militants de la propagation des enseignements du Prophète et du Djihad". Ils prônent l'instauration d'un émirat islamique régi par le strict respect de la charia.
Certes, la loi coranique a été promulguée peu après l'an 2000 dans 12 Etats du nord du Nigeria, majoritairement musulmans. Mais les zélotes de la "vraie foi" reprochent aux exécutifs locaux d'avoir agi ainsi par clientélisme électoral. Voilà pourquoi ils poursuivent d'une vindicte meurtrière les agents de pouvoirs jugés impies - militaires, policiers et fonctionnaires -, mais aussi les oulémas suspects de tiédeur, traités en "collabos".
La nébuleuse Boko Haram reste une énigme
Les autorités d'Abuja décident en 2009 d'anéantir la légion rebelle en son fief de Maiduguri, dans l'Etat de Borno. A la clef, une hécatombe et une victoire à la Pyrrhus. Arrêté puis abattu, Mohammed Yusuf, leader charismatique du mouvement, accède au rang de martyr. Quant aux rescapés de la rafle, ils plongent dans la clandestinité, quitte à s'aguerrir au contact des "frères" d'Al-Qaeda.
Pour autant, la nébuleuse Boko Haram reste une énigme. "Des gangs criminels se planquent derrière cette bannière", avance un universitaire de Kano. Un soupçon analogue pèse sur une poignée de politiciens évincés du banquet des puissants, résolus à saper l'assise du gouvernement fédéral. De même, il n'est pas rare d'entendre un notable musulman accuser les "extrémistes chrétiens" d'emprunter la défroque des terroristes.
Il serait simpliste de réduire le cauchemar récurrent du Nigeria au énième avatar d'un conflit ancestral entre disciples du Christ et adeptes du Prophète; mais tout aussi vain d'en nier la dimension religieuse. Lorsqu'un kamikaze massacre à Madalla, non loin d'Abuja, une quarantaine de fidèles au sortir de la messe de Noël, c'est, précise un communiqué, pour venger le meurtre de pieux musulmans le jour de l'Aïd-el-Fitr, épilogue du jeûne du ramadan. Crime perpétré à Jos, capitale de l'Etat central du Plateau, par des "croisés" fanatiques dont certains auraient dévoré la chair de leurs victimes.
Une certitude: la tuerie du 20 janvier a déclenché un exode massif des "non-indigènes" de Kano - entendez les chrétiens, d'ethnie ibo pour la plupart -, acheminés par des norias d'autocars vers le sud-est du pays. Assise entre valises et ballots, Blessing, 28 ans, confesse son désarroi. Tiraillée, cette employée d'hôtel a fini par céder aux injonctions de ses frères, qui la sommaient de rallier le village natal. "Je rentrerai ici dès le calme revenu", nuance-t-elle. D'autres, à l'inverse, choisissent l'aller simple. Tel Tobias, dignitaire traditionnel d'une faction ibo. "Pas question, grince-t-il, de sacrifier ma vie au nom de l'unité d'une nation dont les chefs n'ont pas le courage de protéger les citoyens."
Guide de l'Assemblée de la Vie du Calvaire, église pentecôtiste du quartier Sabon Gari, Mgr Ransom Bello tente en vain de dissuader ses ouailles de fuir. "Hier, admet ce tribun jovial, trois familles en partance sont venues implorer ma bénédiction. La psychose s'explique: Boko Haram, qui tient ses promesses, a juré d'attaquer nos églises après tant d'autres."
Les départs et la peur ont dégarni son "auditorium": un millier d'habitués avant le drame; à peine 150 rescapés les deux dimanches suivants. Ici, une sono assourdissante tente d'emplir de cantiques les travées désertes. Mais quand on baptise un bébé prénommé Innocent, perdu dans sa layette pistache, la ferveur dansante des fidèles comble mieux encore les vides. Sur le vaste podium qu'il arpente avec l'aisance d'un télévangéliste américain, Ransom Bello ne perd pas le nord. "Que nos frères décidés à partir n'oublient pas ceux qui restent." Et de marteler deux numéros de comptes bancaires: celui de la paroisse et le sien.
Son Excellence le gouverneur l'assure: le couvre-feu, en vigueur de 18 heures à 6 heures, sera bientôt allégé, voire levé. Coiffé d'un mégaphone, un véhicule officiel enjoint les parents de renvoyer leurs enfants à l'école. Peu à peu, la cité renaît, même si les barrages filtrants, qu'annonce un essaim de motos chinoises progressant au pas, étranglent le trafic.
A l'approche de tout check point, il faut mettre pied à terre. Principe de précaution: les assaillants de Boko Haram opèrent volontiers au guidon de deux-roues. Il arrive que l'agent en faction, gilet pare-balles et casque lourd, réclame au passage un bakchich. "Pour 50 nairas [soit un quart d'euro], tu passes autant de bombes que tu veux", râle un transporteur.
De bas en haut, la corruption gangrène tout. Et tout porte à croire que Boko Haram a infiltré la police.
"De bas en haut, la corruption gangrène tout, peste en écho Abubakar Tsav, ancien ponte de la police nigériane. Le flic de base arrose son supérieur pour être affecté dans tel coin, gage d'une rente juteuse. Les types sans le sou se bâtissent un palais en quelques mois." Mais il y a pire. "Tout porte à croire, poursuit l'ex-officier, que Boko Haram a infiltré le corps; et que des policiers retraités ou actifs informent la secte. Huit attaques sans rien voir venir? Un exploit! Il est vrai que les services de sécurité écrivent ce que la hiérarchie a envie de lire."
Constat corroboré par un autre initié. Lui se souvient de l'écoeurement de ce gradé, auteur de 11 rapports adressés en vain à la présidence. "A quoi bon risquer ma vie, me confiait-il, pour arrêter des terroristes aussitôt libérés sous caution? Le pouvoir exige que les cerveaux de la secte dévoilent leur identité avant d'engager le dialogue. Foutaise: il sait tout d'eux, y compris d'Abubakar Shekau, le successeur du défunt Yusuf."
Dès lors affleure ce doute vertigineux: et si l'entourage du chef de l'Etat, Goodluck Jonathan - un chrétien sudiste réputé quelque peu naïf -, manipulait à dessein le péril?
"Pas exclu, concède un vétéran du marigot nigérian. Qu'il s'agisse de perpétuer les privilèges des "sécurocrates" ou d'entretenir un chaos propice à la sécession du Sud, richement pourvu en pétrole." Suspect n°1, selon cette source, Andrew Azazi, patron du Conseil national de sécurité. Une duplicité paradoxale: miné par la hantise du noyautage, Boko Haram paraît vulnérable.
"En ciblant Kano, souligne un journaliste familier du djihadisme local, ses stratèges se privent d'un sanctuaire et s'aliènent le soutien que pouvaient susciter, chez les humbles, leurs réquisitoires contre l'injustice, la misère, la corruption et la débauche." La secte a d'ailleurs promptement diffusé un tract imputant aux forces de l'ordre les tirs fatals aux civils. Pure fadaise? Hélas non. La brutalité aveugle de l'appareil militaro-policier hérisse une population souvent broyée entre le marteau et l'enclume.
L'espoir vient de la société civile locale. Ingénieur et homme d'affaires, Bashir Ishaq Bashir conduit les Citoyens engagés de Kano (CCK) en optimiste impénitent. Son ONG a ainsi orchestré des visites croisées de dignitaires religieux: imams dans les églises; prêtres et pasteurs dans les mosquées.
"Un antidote à l'ignorance et à la méfiance, insiste-t-il. Sans nos actions préventives, cette ville cosmopolite aurait basculé dans le cycle infernal des représailles. Combattons au coude-à-coude les ennemis communs: le sectarisme, la cupidité, la pauvreté." Entraîneur des Pillars, Baba Ganaru souscrit à ce credo. "J'ai dans mon effectif 60% de musulmans et 40% de chrétiens. Avant les matchs, mes joueurs prient ensemble. Après, ils mangent à la même table." Cette fois, le repas s'annonce joyeux: devant des gradins muets, son équipe vient de l'emporter 2-0.
Djihad sans frontières
Rendu public le 25 janvier, le rapport d'une mission de l'ONU atteste les liens tissés entre Boko Haram et les ténors de la mouvance djihadiste africaine. Dès 2005, la secte salafiste aurait envoyé certains combattants s'entraîner dans le nord du Mali, dans les sanctuaires d'Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi). De même, les chebab, maîtres des deux tiers du territoire somalien, ont hébergé et formé des disciples du gourou Abubakar Shekau. Boko Haram disposerait aussi de bases arrières au Niger comme au Tchad, pays d'origine de nombre de ses recrues. Selon une enquête en cours, l'un des membres du commando qui a enlevé deux jeunes Français à Niamey en janvier 2011, de nationalité nigérienne, a séjourné à Maiduguri, berceau de la secte.
De notre envoyé spécial
Par notre envoyé spécial Vincent Hugeux, publié le 08/02/2012 à 14:52, mis à jour à 15:12
© Copyright L'Express
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire