(Le Monde 01/06/2010)
Trois mois après la visite de Nicolas Sarkozy à Kigali qui avait scellé la réconciliation franco-rwandaise, Paul Kagamé rend la politesse au président français par sa présence à Nice. C'est la première fois que le président rwandais, dont le régime autoritaire met en cause la responsabilité de la France dans le génocide des Tutsis de 1994, assiste à un sommet Afrique-France.
Kigali avait rompu avec Paris en novembre 2006 pour répliquer aux accusations du juge Bruguière visant le président Kagamé dans l'attentat contre l'avion de son prédécesseur, Juvénal Habyarimana qui, le 6 avril 1994, a marqué le début du génocide.
Jadis très hostile à la France, le président Kagamé est à Nice et tient à le faire savoir. Lundi 31 mai, avant même l'ouverture du sommet, il a répondu aux questions du Monde, du Figaro et de Libération.
Alors qu'il a choisi, à l'automne dernier, de faire adhérer son pays au Commonwealth, il semble vouloir aujourd'hui se rapprocher de la France pour compenser le désamour dont il fait l'objet dans le monde anglo-saxon. Les Etats-Unis qui, ces dernières années, ne tarissaient pas d'éloge sur les réussites économiques du Rwanda et sur sa stabilité, ont changé de ton à l'approche de l'élection présidentielle prévue le 9 août. Plusieurs candidats ne parviennent pas à se faire enregistrer. La secrétaire d'Etat adjointe chargée de l'Afrique , Johnnie Carson, a récemment stigmatisé, à l'approche du scrutin "une série d'actions inquiétantes prises par le gouvernement du Rwanda, qui constituent des tentatives de restreindre la liberté d'expression".
Comment répondez-vous à ces critiques des Etats-unis ?
Ces propos ont été grossis démesurément et font sans doute allusion à la question de l'enregistrement des candidatures. C'est un processus qui obéit à des lois rwandaises. A l'étranger, on peut avoir une interprétation différente que nous ne partageons pas. Les élections vont avoir lieu de façon libre, transparente et pacifique, même si certains veulent déstabiliser le processus par des activités terroristes. Dans le passé, nous avons géré des situations plus difficiles.
On vous reproche en particulier d'interdire la candidature de l'opposante Victoire Ingabire...
Victoire Ingabire mène des activités avec d'anciens génocidaires qui sont punies par les lois de notre pays. Des preuves existent de ses contacts avec FDLR [Forces démocratiques de libération du Rwanda, rébellion hutu réfugiée en RDC] et de l'argent qu'elle leur envoie au Congo. Le processus de sa candidature dépend de la procédure judiciaire en cours. Nous détenons des preuves qu'elle a participé à des activités visant à nier le génocide, ce qui est aussi réprimée par la loi. Si elle veut briguer une fonction officielle, elle doit respecter la loi.
Kigali est visé par une série d'attentats à la grenade. Qui les commet ?
Principalement les FDLR. Ils entendent viser le Rwanda précisément parce que notre pays est connu pour sa sécurité et sa stabilité. Victoire Ingabire est liée à ces groupes. Je ne dis pas qu'elle a jeté elle-même des grenades mais elle en contact avec les réseaux du FDLR qui les posent.
On a l'impression que la loi réprimant le négationniste sert en réalité contre les opposants.
Pour nous, être accusé d'utiliser le génocide, c'est une insulte. Nous n'avons pas de problème avec les gens qui nous critiquent, mais avec ceux qui nient l'existence du génocide. Contre ceux-là, nous avons une loi. Pensez-vous que nous devrions les laisser faire ?
Les succès économiques du Rwanda ne devraient-ils pas aller de pair avec des progrès démocratiques ?
Au Rwanda, le développement et la démocratie progressent ensemble. Les progrès accomplis dans le domaine de l'agriculture ou de la santé le sont par le peuple, pas par le président. Il n'y a aucune contradiction entre démocratie et développement. Une fois que les gens ont à manger, la première chose à laquelle ils aspirent, c'est la démocratie.
Un sommet sur la paix dans la région des Grands Lacs devait se tenir en marge du sommet de Nice. Il a été annulé faute de la présence du président congolais, Joseph Kabila. Le regrettez-vous ?
J'aurais aimé qu'il soit là mais son absence n'affectera pas les discussions engagées entre nous.
Le président Sarkozy a-t-il un rôle à jouer dans cette région, comme il le souhaite ?
Ses propositions sont bienvenues mais ce ne sont pas les seules. J'accueillerai tout ce que le président Sarkozy pourra proposer dans le sens d'une coopération avec les Etats de la région. Nous avons besoin de partenaires – la France, l'Allemagne ou la Chine -, mais pas de maîtres. C'est ma ligne de conduite.
Vous avez récemment demandé à la France d'extrader Agathe Habyarimana, la veuve de votre prédécesseur qui est accusée d'avoir pris part au génocide de 1994. Refusez-vous qu'elle soit jugée en France ?
Ce que je souhaite c'est que justice soit faite. Si la France veut organiser un procès honnête, ce sera bien. Si elle nous transfère l'accusée, ce sera encore mieux car ses crimes ont été commis au Rwanda.
Cela signifie-t-il que vous faites davantage confiance à la justice française aujourd'hui ?
C'est vrai, il y a une meilleure compréhension, mais ce qui est fait aujourd'hui aurait du être accompli depuis des années. Ceci dit, il n'est jamais trop tard pour rendre justice.
La France elle-même a-t-elle changé d'attitude à votre égard ?
L'approche est plus pragmatique avec M. Sarkozy. La France a besoin de cette nouvelle approche basée sur le respect mutuel. Elle doit reconnaître que nous avons pris nos affaires en main.
Des entreprises françaises participent au sommet de Nice. Dans quels secteurs leur savoir-faire peut-il intéresser le Rwanda ?
Toutes les sociétés sont bienvenues aussi bien en matière d'infrastructure que d'électricité, d'agriculture, de mines ou de tourisme.
Vous invoquez la justice mais vous soutenez le président soudanais Omar Al Bachir recherché par la Cour pénale internationale (CPI) pour "crimes contre l'humanité" au Darfour.
La CPI voudrait faire croire que des atrocités ne sont commises qu'en Afrique ? C'est faux. Elle pratique une justice sélective dirigée contre les pays les moins développés.
En tant que Rwandais vous connaissez tragiquement bien le lien existant entre justice et paix. Pourquoi le refusez-vous pour le Darfour ?
Ce lien entre justice et la paix et donc la réconciliation ne peut provenir d'une Cour extérieure. Il passe par la justice traditionnelle locale du type de nos gacaca [tribunal populaire]. Avec eux, nous concilions justice et réconciliation. C'est indispensable pour que nos pays avancent.
Propos recueillis par Philippe Bernard, envoyé spécial à Nice
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