(Le Monde 01/02/2011)
Deux semaines après le départ précipité du président Ben Ali et l'ivresse de la liberté de la victoire qu'a procurée la "Révolution du Jasmin", le temps de la réflexion est sans doute venue.
Quelles réponses à apporter aux interrogations légitimes que l'on est en droit de se poser à propos de cet événement sans précédent dans le monde arabe. Etait-il prévisible ? La perspective de l'instauration d'une démocratie en Tunisie est-elle une menace pour les régimes autoritaires arabes ? La diplomatie française s'est-elle fourvoyée et a-t-elle manqué de clairvoyance ?
Tout d'abord, on rappellera que la surprise a été totale et ceci pour tout le monde : pour l'opinion comme pour les autorités en France et ailleurs, pour les commentateurs comme pour les diplomates, et… pour les Tunisiens eux-mêmes. Quelques jours encore avant la fuite de Ben Ali, les manifestations qui se développaient en Tunisie, reléguées dans les pages intérieures des quotidiens, étaient encore qualifiées de "troubles sociaux" sans que soit évoqué le risque de déstabilisation du régime. Ce n'est que le jeudi 13 janvier qu'apparaît l'idée que le régime est ébranlé : Ben Ali partira le lendemain.
A posteriori, cette révolution semble avoir été le produit d'un mélange détonnant dont les ingrédients sont maintenant mieux identifiées : malaise politique, affectant sans doute même le RCD de l'intérieur ; caractère de plus en plus répressif du régime développant un sentiment de peur ; absence totale de liberté d'expression, notamment dans la presse ; racket organisé de façon quasi ostentatoire par le clan familial ; difficultés de la vie quotidienne liées à la crise économique ; chômage important, en particulier parmi les jeunes diplômés ; influence des nouveaux moyens d'information, outils à la fois d'information mais aussi de mobilisation en temps réel de l'opinion ; existence d'une armée peu politisée et qui refuse de tirer sur la foule.
Ces ingrédients existent dans d'autres pays arabes, à des degrés divers et sans doute avec des pondérations différentes. Cependant, de la Mauritanie au Qatar, les vingt deux pays arabes ne se ressemblent pas, tant au point de vue politique, économique que social. Les uns développent une politique de réformes, d'autres restent dans un immobilisme total ; les uns ont des moyens financiers considérables, d'autre voient plus du tiers de leur population vivant en dessous du seuil de pauvreté ; chez certains, l'ordre règne, d'autres sont des Etats faillis ou chaotiques. Mais il est sûr que la Révolution du Jasmin, vécue en temps réel par 350 millions d'Arabes, ne sera pas sans conséquences. Déjà, comme on l'a vu, le même geste de désespoir que celui de Mohamed Bouazizi a été répété ; des manifestations, parfois violentes, ont éclaté dans plusieurs pays. Certains gouvernements, conscients du danger, ont pris des mesures d'urgence, parfois plus symboliques que réelles.
Le plus sérieusement touché, qui était le plus vulnérable, est l'Egypte : autant les événements en Tunisie ont été une surprise, autant ceux qui affectent ce pays étaient prévisibles : les nuages s'amoncelaient depuis plusieurs années, comme l'avaient noté de nombreux observateurs. Une situation explosive se focalisait de plus en plus contre la personne du président Moubarak au pouvoir depuis près de trente ans. Il est encore trop tôt pour savoir comment cette crise va se dénouer. Il est probable que l'armée, qui, par delà la personne du président Moubarak, a le pouvoir depuis près de soixante ans, est déterminée à le garder. Cependant, il est douteux qu'un "effet domino" se déclenche, balayant comme des châteaux de cartes tous les régimes autoritaires du monde arabe. En raison même de leur diversité et comme l'expérience du passé l'a montré, la démocratie ne s'exporte pas : elle est le fruit d'une construction lente, progressive, difficile par les "forces vives" de chaque pays. Mais il est sûr que ces manifestations vont se poursuivre encore dans de nombreux pays et que ces événements vont accroître la pression qui s'exerce sur les gouvernements pour qu'ils ouvrent le jeu politique.
S'agissant de la Tunisie, où le gouvernement remanié semble être maintenant accepté, elle dispose à l'évidence de nombreux atouts : une économie saine, une ouverture au monde et à la modernité, un statut personnel éclairé. Mais rien n'est encore acquis. Si elle devient une vitrine de la démocratie, son exemple contribuera à augmenter, dans de nombreux pays, les pressions existant en faveur des réformes politiques et économiques. Mais si la démocratie devait échouer, alors la Tunisie au même titre que l'Irak, deviendrait un repoussoir, un contre-exemple.
Notre diplomatie a-t-elle été aveugle ? A-t-elle réagi trop tard, en décalage avec les événements ? Au niveau de l'information, celle dont disposaient les autorités françaises était du même ordre que celle que les diplomates américains envoyaient à Washington : le même diagnostic lucide était partagé. Certes un développement économique et social était indéniable et d'ailleurs reconnu, mais le caractère policier, les atteintes au droit de l'homme et le racket du clan familial étaient bien évidemment relevées. Le contact était maintenu à Tunis, mais aussi à Paris, avec les représentants de la société civile, y compris les opposants. Mais comme l'a reconnu le président Sarkozy, le degré d'exaspération de l'opinion publique face au régime policier et dictatorial a été sous estimé et la rapidité de l'enchaînement des événements mal perçu.
On peut également rappeler que la politique menée à l'égard de la Tunisie a été d'une grande continuité depuis plus de vingt ans, qu'il s'agisse des présidences Mitterrand, Chirac ou Sarkozy. Un choix politique avait été fait, à tort ou à raison. Dans ce choix la tragédie algérienne – le coup d'Etat de 1992 suspendant les élections démocratiques suivies d'un guerre civile meurtrière – a eu un impact déterminant : la conviction était que le régime Ben Ali était un rempart contre la montée de la violence islamiste. Cette politique ne s'est sans doute pas suffisamment infléchie lorsque les dérives policières et mafieuses se sont amplifiées. Cependant, cet aveuglement était la chose la mieux partagée, si l'on en croit le florilège des propos complaisants à l'égard du président Ben Ali, exprimés encore récemment par de nombreuses personnalités et non des moindres, toute sensibilité politique confondue.
Des leçons doivent être tirées et l'ont sans doute déjà été. Le problème est naturellement moins de gloser sur le passé que de savoir que faire aujourd'hui et à l'avenir. Certes la situation en Tunisie reste encore évolutive. Mais il est clair que notre politique envers la Tunisie doit être orientée vers un appui chaleureux à cette jeune démocratie naissante qui essaie de s'organiser. Il ne s'agit pas de s'ingérer ou d'imposer un modèle, mais de contribuer, bilatéralement ou à travers l'Europe, à créer un contexte international, politique, économique et financier favorable, de façon à accompagner la mise en place d'institutions stables et démocratiques. Cependant la réflexion doit dépasser le cas particulier de la Tunisie. Le monde change, le monde musulman change, le monde arabe change et les évolutions s'accélèrent pour le meilleur mais également parfois pour le pire, comme le montre la situation au Moyen-Orient. A l'évidence les opinions ne sont plus prêtes à accepter la privation des libertés fondamentales et des situations considérées auparavant comme acceptables, pour de multiples raisons : l'ouverture, la mondialisation, l'irruption d'une jeunesse diplômé en désarroi, l'impact des nouvelles technologies sur l'information mais également sur la mobilisation des opinions. Les ressentiments à l'égard de l'Occident prennent un tour préoccupant. Il reste que, comme l'avait déjà relevé le Programme des Nations unies pour le développement il y a près de dix ans, il existe encore une exception arabe en termes de démocratie. M. Amr Moussa, secrétaire général de la Ligue arabe, soulignait le 19 janvier, à l'occasion du sommet économique et social de cette organisation, que "les citoyens arabes sont dans un état sans précédent de colère et de frustrations". Il reste à souhaiter que les gouvernements passent de la lucidité à l'action.
Denis Bauchard, conseiller spécial à l'IFRI
Point de vue31.01.11
14h18
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