(Courrier International 24/06/2010)
Financé par les Etats-Unis, le gouvernement de transition envoie au front des gamins qui n’ont parfois même pas 10 ans. Washington et Mogadiscio n’ont jamais ratifié la Convention relative aux droits de l’enfant.
Awil Salah arpente les rues de la ville en ruine Les vêtements qu’il porte sont en lambeaux, et rien ne le distingue des autres gamins du coin. Rien, sauf peut-être la kalachnikov chargée qu’il porte à l’épaule et aussi le fait qu’il travaille pour une armée régulière qui est financée par les Etats-Unis. “Arrête”, lance-t-il en brandissant son arme à l’adresse d’un homme qui tente de franchir le barrage. Soudain, la colère défigure son visage angélique. Le chauffeur s’arrête immédiatement. En Somalie, la vie ne vaut pas cher et personne ne se risque à contredire un gamin de 12 ans lorsqu’il est en colère.
Tout le monde sait que les rebelles islamistes de Somalie enrôlent des enfants sur les terrains de foot pour en faire des soldats. Mais Awil n’est pas un rebelle. Il travaille pour le gouvernement fédéral de transition somalien, pièce maîtresse de la stratégie américaine antiterroriste dans la Corne de l’Afrique. Selon les associations de défense des droits de l’homme en Somalie et des représentants des Nations unies, le gouvernement somalien – dont la survie dépend de l’aide de la communauté internationale – envoie des centaines d’enfants sur le front, dont certains n’ont pas plus de 9 ans.
On trouve des enfants soldats partout dans le monde, mais, selon les Nations unies, le gouvernement somalien fait partie des pays qui s’obstinent à violer la convention relative aux droits de l’enfant, au même titre que des groupes rebelles comme l’Armée de résistance du Seigneur [mouvement d’origine ougandaise composé à 80 % d’enfants et qui sévit notamment en République centrafricaine et au Sud-Soudan]. Les représentants du gouvernement somalien reconnaissent ne pas avoir été très regardants. Ils ont également révélé que le gouvernement américain leur apportait une aide financière pour rémunérer les soldats, une information confirmée par Washington. Ces enfants soldats sont donc payés par le contribuable américain. L’ONU aurait offert au gouvernement somalien de l’aider à démobiliser ces enfants. Mais les dirigeants somaliens sont paralysés par des dissensions internes très graves et n’ont pas donné suite. Plusieurs hauts fonctionnaires américains ont exprimé leurs inquiétudes et appelé leurs homologues somaliens à davantage de discernement. Mais ils reconnaissent leur impuissance à garantir que l’argent des Américains ne sert pas à armer des enfants. Selon l’UNICEF, seuls deux pays n’ont pas ratifié la Convention relative aux droits de l’enfant, qui interdit le recours aux enfants soldats de moins de 15 ans : les Etats-Unis et la Somalie. Pour de nombreux groupes de défense des droits de l’homme, cette situation est inacceptable, et même Barack Obama, lors de sa campagne présidentielle, l’avait reconnu. “C’est ennuyeux de se retrouver aux côtés de la Somalie, un pays qui vit dans l’anarchie”, avait-il déclaré.
Toute une génération qui a grandi dans la rue
Dans tout le pays, des visages poupins arborent des armes imposantes. Ils tiennent des barrages et n’hésitent pas à arrêter des énormes 4 x 4 même s’ils arrivent à peine à la hauteur du capot… Les représentants du gouvernement somalien reconnaissent ne pas avoir fait de détails : il leur fallait lever une armée au plus vite. “Je vais être honnête avec vous, nous recrutons toute personne capable de porter une arme !” admet un de ces représentants, qui a tenu à conserver l’anonymat. Awil a d’ailleurs du mal à tenir la sienne. Elle pèse environ 5 kilos. La courroie lui scie l’épaule et il est constamment en train de la changer d’épaule en grimaçant. Parfois, son camarade Ahmed Hassan vient lui donner un coup de main. Ahmed a 15 ans, il raconte qu’il a été envoyé en Ouganda, il y a plus de deux ans, pour une formation militaire. Cette information est difficilement vérifiable. Une chose est sûre, des conseillers militaires américains ont participé à la formation des soldats somaliens en Ouganda. “J’y ai appris à tuer avec un couteau”, explique Ahmed avec enthousiasme. Les enfants n’ont pas beaucoup de perspectives d’avenir en Somalie. Après la chute du gouvernement, en 1991, une génération entière de gamins a grandi dans la rue. La plupart des enfants ne sont jamais allés à l’école publique et n’ont jamais joué dans un parc. Comme tant d’autres enfants somaliens, la guerre a endurci prématurément Awil. Il adore fumer et il est accro au qat, une feuille amère qui se mâche et lui permet d’oublier la dure réalité pour quelques heures. Abandonné par ses parents qui avaient fui pour le Yémen, il a rejoint une milice à 7 ans. Il vit désormais avec d’autres soldats du gouvernement dans un bouge jonché de paquets de cigarettes et de vêtements sales. Awil ne sait même pas quel âge il a exactement. Ici, les certificats de naissance sont rares.
Il gagne environ 1,50 dollar [1,20 euro] par jour, mais, comme pour la plupart des militaires, la solde est irrégulière. Son lit est un matelas couvert de mouches qu’il partage avec deux autres enfants, âgés de 10 et 13 ans. “Il devrait être à l’école, reconnaît son chef. Mais il n’y a pas d’école !”
Awil est chaque jour exposé à une foule de dangers, notamment les échanges de tirs entre factions rivales au sein même de son armée. Le gouvernement somalien est gangrené par les divisions. “J’ai perdu espoir”, affirme Cheikh Yusuf Mohamed Siad, ministre de la Défense, qui a démissionné début juin avec plusieurs autres ministres. “Cette mission internationale ne sert à rien.” Awil sait que les conseillers du président ont planifié une opération militaire pour reprendre lentement Mogadiscio, aux mains des rebelles. Il a hâte d’en découdre.
Jeffrey Gettleman
The New York Times
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