mardi 22 juin 2010

Afrique du Sud - Les Rangaka, nouveaux riches du vignoble sud-africain

(L'Express 22/06/2010)
Reportage. Les Rangaka, seuls Noirs du pays à la tête d'un vignoble, ont construit leur succès dans un domaine habituellement réservé aux Blancs. Une aventure gouleyante et fruitée, avec un petit arrière-goût d'amertume.
Les préjugés raciaux seraient-ils solubles dans un verre de sauvignon? Oui, à condition d'y mettre le temps. Qu'à cela ne tienne: Malmsey et Oupa Rangaka ne sont pas pressés. Il est vrai que le couple, volontiers espiègle et un rien cabotin, a de la bouteille. Son épopée - celle des seuls Noirs sud-africains propriétaires d'un vignoble - suffit à éclairer d'un jour parfois cru la mue laborieuse d'une société vitrifiée par l'apartheid.
Voilà près de sept ans que l'ancienne fonctionnaire et l'ex-professeur d'université règnent sur cette centaine d'hectares, enclave nichée à 40 kilomètres du Cap. "Le 17 novembre 2003, au réveil, confesse Oupa, on s'est regardés: mais qu'est-ce qu'on va faire de cette sacrée ferme?" Un peu tard pour se poser la question. D'autant que le tandem entraîne dans l'aventure toute la tribu. Dans le sillage parental, les trois enfants délaissent une carrière prometteuse pour sortir des limbes le domaine M'hudi ("moissonneur" en setswana, la langue de papa).
Une affaire de famille... Journaliste tenté par la publicité, l'aîné, Tseliso, hérite du management, après avoir suivi une formation de sommelier à Beaune (Côte-d'Or), l'Olympe des crus de Bourgogne. Conseillère aguerrie en ressources humaines, la fille, Lebogang, veille sur le marché local. Quant au cadet, Senyane, cinéaste de vocation, il scénarise le marketing maison.
Pourquoi le vin? Pourquoi pas! Voilà des lustres que le maître de céans cultivait son "obsession de la terre". Enfant, le futur doyen du campus de Soweto troquait le soir venu son uniforme d'écolier contre des guenilles de vacher. Adulte, le diplômé en littérature anglaise originaire du royaume du Bafokeng pestait contre ces lois qui déniaient à tout Black le droit de détenir le moindre arpent arable. Une revanche? "Il y avait un peu de ça", concède-t-il.
Nous ignorions tout, nous avons bossé d'arrache-pied
Faute de mieux, l'intello terrien collectionne les magazines agricoles en afrikaans, idiome des Blancs et cousin austral du néerlandais. La bible des Rangaka: un manuel intitulé Comment gérer sa ferme. Pour le reste... "Du vin, nous ignorions tout, avoue Oupa. Revues étrangères, sites Internet, nous avons bossé d'arrache-pied." Mieux, les époux apprennent en autodidactes l'art du bien boire. "Au début, nous coupions ce breuvage inconnu avec du jus de raisin, blanc ou rouge selon les crus. De moins en moins, jusqu'à parvenir au vin pur. En clair, on partait de loin."
Et pour une longue randonnée. Etape suivante : dénicher une exploitation à vendre. Malmsey, la maîtresse femme, et Oupa, tout en bonhomie, sillonnent à pied la province du Cap, enchaînant les visites. La 22e sera la bonne. Sourde aux persiflages du voisinage - "Mais comment ose-t-elle?" - la propriétaire, une veuve âgée, consent à céder l'affaire. D'autant que le titre de "professeur" de l'acquéreur la rassure et qu'elle craint de voir la valeur de son bien rongée par la proximité d'un campement de squatters noirs. Au téléphone, le banquier se fait un devoir d'informer l'acheteur de cet "inconvénient". "Pas de souci, ce sont mes frères", rétorque son client. Lequel devra toutefois gager la demeure familiale pour décrocher, après deux ans d'efforts, le prêt requis.
L'onde de choc a tôt fait de parcourir le pays. Une hostilité sourde, teintée de curiosité. "Ici, les ouvriers ne sont pas admis", s'entend objecter Oupa lors d'une rencontre de pros de la vigne. On vient en 4x4 aux abords du domaine, histoire d'apercevoir ces hors-castes à la peau d'ébène. Mais d'autres visiteurs, plus cordiaux, franchissent le seuil. "Un matin, raconte Malmsey, deux Blancs costauds débarquent. J'étais paumée, inquiète, comme un poisson sorti de l'eau. Au point de bredouiller, moi la militante féministe, que mon mari n'était pas là. En fait, ils voulaient acheter notre récolte de sauvignon blanc."
Les conseils de voisins
Le patron de la cave voisine, lui, prodigue d'utiles conseils, sur le choix des barriques ou la période idéale d'émondage (élagage, taille) des ceps. Tel voisin, hier hargneux, s'adoucit. Tandis qu'à l'inverse, tel autre, plutôt bienveillant jusqu'alors, se raidit. A l'heure du buffet familial, point d'orgue des réunions de viticulteurs du coin, un vieil Afrikaner peut fort bien sommer les Rangaka de s'asseoir ailleurs.
Il suffira que les pionniers entreprennent de se doter d'un restaurant et d'une petite salle de conférence pour que le vernis craque. "L'aval du conseil municipal, raconte le couple, suppose celui des exploitants des environs. Ils ont refusé. L'un d'eux a même fait circuler une pétition que tous, à l'exception d'un vieux, ont signée. Prétexte invoqué par un éleveur de poulets: les odeurs et les mouches venues de chez moi gêneraient vos visiteurs... A leurs yeux, M'hudi doit rester une ferme africaine et ne pas prétendre à mieux. Mais qu'importe: nous répondrons point par point aux objections, et nous gagnerons."
A. Buckley pour L'Express
La fille, Lebogang, a délaissé les ressources humaines pour celles de la terre.
On tolère bon gré mal gré les outsiders exotiques. Pas les rivaux ambitieux, dont les oenologues les plus intransigeants louangent les crus. A commencer par le pinotage rouge de la maison - croisement local de pinot noir et de cinsault - médaillé de bronze lors du prestigieux International Wine Challenge. Voilà près de trois ans que M'hudi écoule une part notable de sa récolte via Marks & Spencer, fameuse enseigne britannique. Et reçoit des stagiaires suédois comme des étudiants de la Duke University (Caroline du Nord).
"Nous avons un pied aux Etats-Unis, précise Oupa. Et visons désormais l'Allemagne, les Pays-Bas, voire - sait-on jamais? - la France. A l'origine, j'espérais vendre 30% de notre production sur le marché sud-africain. On en est à peine à 10." Revers qu'éclairent deux facteurs: les réticences des chaînes locales à placer en rayon les bouteilles frappées du logo M'hudi et l'étroitesse du marché local.
"Le vin reste une boisson de Blanc, avance Oupa. Même si les lignes bougent un peu." Chez les "buppies" - black yuppies - la nouvelle élite noire du monde des affaires, le cru haut de gamme supplante ça et là le whisky ou la bière. "En 2006, s'amuse le patriarche Rangaka, mon fils aîné est rentré écoeuré de sa première Foire au vin de Soweto: la dégustation avait quasiment viré à la beuverie. Trois ans plus tard, des splendeurs en robe lamée testaient notre merlot du bout des lèvres. On a même dû les convaincre qu'il n'est pas malséant de recracher la gorgée tout juste goûtée."
Au jeu des codes sociaux, le nouveau riche quitte son township pour la banlieue chic, s'offre une BMW et délaisse le Johnny Walker au profit du champagne. "J'achète chez toi parce que ton vin est un peu le nôtre, m'a dit un jeune businessman noir un rien frimeur. Mais il n'est pas assez cher. Tu vends des Rolls au prix d'une Coccinelle." Les stéréotypes raciaux sont-ils solubles dans une cuve de merlot? Oui, à condition d'y mettre le prix.

Par Vincent Hugeux
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