(Le Monde 15/09/2011)
Je ne sais si Mme Nafissatou Diallo a été ou non victime de violences sexuelles à l'hôtel Sofitel de New York en mai. En revanche, je sais, et nous sommes très nombreux à en avoir les preuves, que plus de 100 femmes guinéennes, dont une majorité de Peules, ont été le 28 septembre 2009 et les jours qui ont suivi, victimes de viols atroces et de tortures commis par des militaires, gendarmes et responsables politiques guinéens dont certains clairement identifiés, et qu'à ce jour, exactement deux ans après les terribles événements, aucun n'a été arrêté, ni même convoqué par des juges.
Pour rappel, le 28 septembre 2009 à Conakry devait avoir lieu dans la matinée, une immense manifestation pacifique, réunissant plusieurs dizaines de milliers de guinéens au stade du 28-septembre. Cette manifestation organisée par les leaders de l'opposition et les associations de la société civile, avait pour raison le refus d'une grande partie des Guinéens de voir le président nommé par intérim, le capitaine Moussa Dadis Camara, enfreindre son engagement solennel et présenter son inacceptable candidature aux élections présidentielles, qui devaient être les premières élections libres et transparentes de l'histoire de la Guinée.
Après avoir tenté de faire interdire au dernier moment cette manifestation, le capitaine Dadis Camara a laissé des dizaines de milliers de manifestants entrer dans l'enceinte du stade, pour les y enfermer et faire tirer sur la foule en panique. Les milices de Dadis, aidées des gendarmes et de la brigade anti-drogue ont, par groupe de trois ou quatre, poursuivi des femmes peules, âgées de 14 à 60 ans, les attrapant brutalement, les dénudant entièrement, les violant à l'aide de leur pénis, de leur poing, de leur fusils, de leur matraque. Les injuriant, les frappant sur la tête, sur le ventre, sur les jambes, sur le dos et leur certifiant qu'elles ne sortiraient pas vivantes du stade puisqu'elles étaient des "sales Peules".
Celles qui ont survécu au massacre, celles qui ont échappé à la mort, celles que nous soignons au Centre mère et enfants (CME) de Conakry, sont celles que leurs bourreaux ont laissées pour mortes et dont ils n'ont pas eu le temps de faire disparaître le corps. L'équipe médico-psycho-sociale du CME de Conakry les prend charge, médicalement et psychologiquement depuis le lendemain des événements ; elle a longtemps assuré leur sécurité civile. Nous avons longuement parlé avec elles ; nous savons dans le moindre détail ce qu'elles ont vécu pendant cette journée terrible. Nous connaissons le contenu de leurs cauchemars, nous soignons leurs frayeurs, leurs angoisses, leurs sursauts. Nous nous préoccupons de la façon dont elles pourraient reprendre leur place dans leur famille, leur quartier, leur village. Nous connaissons aussi le nom de certains de leurs bourreaux, dont aucun n'a été convoqué par la justice.
La majorité des femmes violées prises en charges au Centre mère et enfants du professeur Baldé ont repris goût à la vie. Mais quand elles entendent sur les ondes de la radio guinéenne la voix d'un des responsables de ce massacre menacer quiconque oserait porter plainte contre lui : "Attention à ceux ou celles qui voudraient prononcer mon nom et me mêler à cette affaire… !", alors que non seulement le pays entier, mais aussi les responsables de la Cour pénale internationale savent pertinemment qu'il est l'un des premiers coupables, elles frémissent de peur, et présentent à nouveaux des signes de décompensation psycho-traumatique.
Quand elles voient que l'un des trois principaux instigateurs et acteurs de ce massacre se fait décorer par le président guinéen actuel, quand elles apprennent qu'un autre, ministre à l'époque, occupe à présent un poste de haut responsable dans une institution internationale et veut recevoir des reconnaissances de partout y compris de la France, elles font à nouveau de terribles cauchemars. La négation de l'événement est toujours un traumatisme supplémentaire. Le bourreau qui, en toute impunité, dit ouvertement qu'il n'y était pas, qu'il n'a rien à voir avec le crime, qui menace et à qui on donne la parole et une place honorable, est en train, à distance, d'achever sa victime.
La Guinée, malgré l'intervention politique des Nations unies et les visites et rapports officiels de la Cour pénale internationale vit toujours dans un semblant de justice, en l'absence de toute réparation. Cette impunité est un grand malheur pour la santé des victimes. Constater que ses bourreaux continuent à vivre normalement, à bénéficier des avantages dont se prévalent les militaires et les responsables en Guinée, les entendre menacer quiconque souhaiterait les poursuivre en justice, alors que des élections présidentielles "libres et transparentes" ont finalement bien eu lieu, constitue pour les victimes de viol et de violence politiques une agression supplémentaire, à l'origine d'un second traumatisme.
DSK a été arrêté, emprisonné plusieurs jours, puis assigné à résidence. Le coupable présumé a dû démissionner de son poste. Finalement, au bout d'une procédure et d'une enquête approfondie qui aura duré plusieurs mois, au vu des éléments du dossier, la justice américaine a décidé d'abandonner les poursuites au pénal. On s'étonne dans les media guinéens et internationaux que le procureur Vance ait demandé l'arrêt des poursuites contre M. Dominique Strauss-Khan et que le juge ait prononcé l'arrêt effectif de la procédure.
Je m'inquiète pour la santé des femmes violées de Guinée et pour l'avancée des processus démocratiques dans les pays abandonnés pas les politiques et les média. Et c'est à mon tour de m'étonner : pourquoi préfère-t-on parler, depuis des semaines de manière quasi quotidienne, de la femme de chambre Nafissatou Diallo et de Dominique Strauss-Kahn, pourquoi envoie-t-on des reporters au fin fond de la Guinée, ou alors dans son immeuble new-yorkais, pourquoi les rédactions des grands et petits médias du monde entier dépensent-elles des milles et des cents pour installer des journalistes 24 heures sur 24 devant l'habitation d'un présumé coupable de viol, alors que des crimes sexuels de masse politiques, des crimes atroces ont été commis en Guinée contre des femmes, essentiellement peules, qu'on connaît les violeurs et que ces crimes sont restés totalement impunis ?
Pourquoi les média ne postent-ils pas des journalistes devant les maisons des violeurs à Conakry dont on connaît parfaitement l'adresse ? Pourquoi ces journalistes ne cherchent-ils, avec la pugnacité qu'on leur connaît, à obtenir d'eux une interview ? Pourquoi les journalistes ne font-ils pas des enquêtes sur le système judiciaire guinéen ? Pourquoi les femmes violées, en grande majorité des Diallo, des Baldé, des Barry, ne sont-elles pas régulièrement interviewées par des journalistes afin que les crimes qu'elles ont subis soient connus du monde entier, et enfin jugés ? Les victimes du stade ont peur ; elles sont menacées. Les journalistes et les politiques internationaux le savent. Qu'ils prennent leur responsabilité.
par Nathalie Zajde, maître de conférences, Université de Paris VIII, responsable de la cellule psycho-sociale du Centre Mère et Enfants à Conakry
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