jeudi 28 février 2013

La machine Afrique de Bolloré

Par Sabine Delanglade
Depuis dix ans, l'Afrique concentre plus de la moitié des investissements du groupe. Objectif : maîtriser les différents maillons de la chaîne du transport jusqu'au coeur du continent.

La machine Afrique de Bolloré

Si, un jour de novembre dernier, l'action du groupe Bolloré s'est brutalement envolée, elle ne le dut pas vraiment au pas de deux incertain entamé par le patron breton avec Vivendi. Le courtier Exane, dans une excellente étude titrée « African Express », était surtout venu, à point nommé, rappeler aux investisseurs combien son implantation africaine faisait du groupe français un des véhicules les plus confortables pour profiter du réveil du continent oublié. Cette analyse n'a, d'ailleurs, eu l'effet que d'une piqûre de rappel pour un marché convaincu du potentiel de son poulain. Depuis trois ans, son titre, certes peu liquide, a déjà progressé cent fois plus vite que le Cac !
La raison pour laquelle l'action Bolloré toise la Bourse est la même qui conduit le dynamisme du continent noir à humilier une Europe morose. Quand le FMI s'attend à un nouveau recul de la vieille Europe en 2013, il table sur une croissance de l'Afrique de plus de 5 % dans les dix ans à venir. Les guerres et révolutions, même les plus violentes, n'ont pas réussi à freiner l'élan né au début des années 2000. La crise en Côte d'Ivoire, où Bolloré fait son plus gros chiffre d'affaires, ne l'a pas empêché de croître en 2011. Le français, fort de trente années de présence, peut se targuer d'avoir bien anticipé. Il garde d'ailleurs le pied sur l'accélérateur : l'Afrique représente plus de la moitié de ses investissements
Pierre Bérégovoy tirait, dit-on, de l'intensité du trafic de camions sur la route qui le ramenait de Paris à Nevers chaque week-end, son opinion sur la conjoncture. Un voyageur en Afrique pourrait de la même façon s'informer de la situation du continent en observant le trafic des camions, des ports, des trains ou des entrepôts estampillés Bolloré Africa Logistics (BAL). La marque ombrelle regroupe depuis 2008 toutes les activités africaines de Vincent Bolloré, lequel a su, au fil des ans, tisser un maillage panafricain sans égal. Par air, mer, rail et route, il peut livrer, porte à porte, dans les territoires les plus difficiles. Tout n'est pas encore rose évidemment. L'état des routes est médiocre, la corruption endémique et la fréquence des coupures d'électricité sont coûteuses, mais Dominique Lafont, le patron de BAL, qui n'est pas plus du genre afro-pessimiste que son frère Bruno, président de Lafarge, insiste : « Tout est là pour que la croissance soit durable. »
80 % de ses profits
Il cite, en vrac, les investissements étrangers, notamment chinois, le boom des matières premières et la volonté des autorités de moderniser leurs ports en les concédant au privé. Selon les calculs d'Exane, ses activités africaines n'ont représenté en 2011 que le quart des ventes du groupe mais presque 80 % de ses profits. Depuis le rachat en 1986 de la SCAC, un spécialiste de transport transitaire et de logistique, suivi de ceux de Delmas (revendu) et de Saga, Bolloré, également africanisé par la reprise du groupe Rivaud, a en effet bâti un acteur clef dans un secteur qui ne l'est pas moins.
En 2003, lui qui est déjà le chef de gare de deux lignes de chemin de fer, en Côte d'Ivoire et au Cameroun, se lance dans le mouvement de privatisation des ports initié par la Banque mondiale. De la manutention, il passe à la gestion d'infrastructures et prend avec ces opérations à long terme une option durable sur la croissance à venir et le trafic qui va avec. Avant leur modernisation, la congestion de ses ports coûtait de 1 à 2 points de croissance au Nigeria. Au départ, tout est à faire. Pas d'outil informatique de suivi des conteneurs, un personnel peu formé, une sécurité défaillante. Les investissements sont lourds mais rémunérateurs et bâtissent une barrière à l'entrée qui sera difficile à franchir pour de nouveaux arrivants. Depuis 2004, Bolloré a quadruplé les siens, jusqu'à 250 millions d'euros par an. Il faut permettre à des ports jusque-là délaissés de pouvoir accueillir le tirant d'eau des grands bateaux asiatiques, bâtir des hubs de transbordement propres à désenclaver l'arrière-pays. Pour Pointe-Noire, c'est un budget de 500 millions, mais la concession dure vingt-sept ans et le trafic devrait plus que quintupler d'ici à 2033. Déjà, les quais ont été prolongés de 500 à 800 mètres et le port creusé à 15 mètres : « Tous les grands armateurs sont venus », dit Dominique Lafont.
Tous les maillons
Avec ces terminaux portuaires, Bolloré maîtrise désormais tous les maillons de la chaîne du transport jusqu'à l'intérieur des terres : « On ne s'arrête pas aux ports comme nos concurrents. » Avoir prévu que le cuivre ne serait pas éternellement déprimé et « préparé » les corridors qui désenclavent le Katanga lui permet de bénéficier de l'explosion d'un trafic quasi décuplé en quelques années. En ayant gagné la plupart des concessions attribuées depuis 2003, le français est désormais, en nombre, le premier opérateur portuaire du continent avec ses 14 ports. Sa marche forcée lui a permis de rattraper ses grands concurrents installés avant lui dans cette activité, tel le danois Maersk. Au départ, surtout implanté dans l'Ouest, Bolloré s'est beaucoup développé ces dernières années au Cameroun, au Nigeria, au Ghana, s'étend peu à peu vers l'Est et vers le Sud, et espère un nouvel appel d'air : la moitié des ports sont encore publics, tels ceux d'Afrique du Sud, du Soudan, ou du Kenya, où, comme en Egypte et en Algérie, Bolloré s'estime encore trop faible.
Au-delà, comme le commerce international, il se déplace des échanges Nord-Sud vers le trafic Sud-Sud. Des filiales de BAL en Chine, en Inde, en Australie, aux Philippines ou à Dubaï vont y chercher les clients et leurs marchandises. Des accords sont signés qui en font le partenaire de référence de géants chinois du génie civil, de Huawei ou China Railways. Les chinois sont des clients. Ils deviendront peut-être des concurrents. L'un d'eux vient de prendre une participation dans le port de Djibouti. Pour Huawei ou ZTE, comme Nestlé, Bolloré gère sur place l'ensemble des produits dans ses entrepôts sophistiqués.
L'investissement concerne aussi les hommes. En six ans, pendant lesquels le chiffre d'affaires est passé de 1 à 2,5 milliards d'euros, 8.000 personnes ont été embauchées pour atteindre un effectif de 25.000 (contre 9.000 pour le groupe en France). Pour suivre le rythme, il faut sans cesse recruter, former, intégrer. Le groupe passe des accords avec des établissements comme l'Ecole polytechnique de Yamoussoukro, ou Sup de co Dakar, il a aussi ses propres centres de formation pour des métiers dont le contenu technique a évolué. La gestion électronique de portiques de quai à 5 millions d'euros pièce n'a plus grand-chose à voir avec le métier de docker d'il y a quinze ans.
Depuis 2008, BAL a fortement poussé « l'africanisation » de ses cadres. Aujourd'hui, 80 % d'entre eux sont africains, le tiers des responsables de pays le sont. Dominique Lafont voit comme un très bon signe, pour Bolloré et pour l'Afrique, le fait de recevoir des CV d'Africains passés par Sciences po Paris désireux de retourner dans leur pays. Lui veut désormais exporter son savoir-faire en Asie et en Amérique : « On veut devenir l'opérateur de référence des flux Sud-Sud. » L'Afrique, ce tremplin.
Les chiffres clefs de Bolloré Africa Logistics
Chiffre d'affaires : 2,5 milliards d'euros.
Investissements : 250 millions d'euros par an.
Effectifs : 25.000 salariés.
Présent dans 55 pays dans le monde dont 45 en Afrique, avec plus de 250 filiales.
28 concessions portuaires, ferroviaires, fluviales et plates-formes multimodales.
3,6 millions de conteneurs manutentionnés.
6,5 millions de tonnes manutentionnées par an.
Plus de 6.000 camions et remorques.
Plus de 10 millions de mètres carrés de bureaux, terre-pleins, magasins et ateliers.
Aujourd'hui, les importations en Afrique venues d'Europe (250 milliards de dollars) sont rattrapées par les chinoises (200 milliards) et les indiennes (65 milliards) alors que le commerce avec l'Asie était inférieur à 20 milliards en 2000.


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