jeudi 21 février 2013

Kenya - Une présidentielle à haut risque

(Le Temps.ch 21/02/2013) L’un des huit candidats en lice, Uhuru Kenyatta, est à la fois l’actuel vice-président et le fils de l’illustre Jomo Kenyatta, le père de l’indépendance kényane. Tout comme son colistier, William Ruto, un ancien ministre, il a été inculpé par la CPI de crimes contre l’humanité, pour sa participation en tant que «coauteur indirect» aux violences électorales de l’hiver 2007-2008.
Jusqu’à ce que fuse cette remarque perfide, le débat était parvenu à conserver une tournure policée, d’une déclaration compassée à l’autre sur la lutte contre la corruption ou la réforme de l’éducation. «Je ne veux pas tuer la concurrence […] Mais cela promet d’être difficile de diriger le gouvernement par Skype, depuis La Haye», lâche soudain Raila Odinga, le premier ministre kényan. C’était en direct sur toutes les chaînes de télévision et de radio du Kenya la semaine passée.
Terrible précédent
Pour la première fois de l’histoire du pays, lui et sept autres candidats à la présidentielle, dont le premier tour se jouera le 4 mars, se défiaient sur un plateau. A cette date, les électeurs éliront leur nouveau président, mais aussi leurs députés, sénateurs, gouverneurs et représentants locaux. A cette aune, l’enjeu du scrutin est considérable. Il l’est encore plus au regard du précédent désastreux de 2007-2008: sur fond d’urnes bourrées et de haines ethniques, le déchaînement de violences entre les partisans du sortant reconduit, Mwai Kibaki, et de son opposant défait, Raila Odinga, avait provoqué la mort de 1300 Kényans et jeté 650 000 personnes sur les routes.
En mars, il s’agira donc pour le pays de démontrer, ou pas, s’il a réussi à enterrer les démons du passé. «Une élection réussie permettra l’avènement d’un Kenya plus fort», soulignait hier une tribune du Daily Nation cosignée par une trentaine d’ambassadeurs à Nairobi, dont le suisse. Or, dans le contexte déjà inconstant de la politique locale, une intruse s’est invitée, qui complique un peu plus la donne: la Cour pénale internationale (CPI).
«Je ne suis pas complètement optimiste, commente un observateur. C’est vrai que le pays a accompli du chemin depuis cinq ans. Le problème, ce sont les personnalités en lice. Et plus encore les ressources à leur disposition pour provoquer des incidents si elles le souhaitent.» De fait, par Skype et La Haye, Raila Odinga faisait explicitement allusion à la CPI, qui siège aux Pays-Bas, et où devrait débuter, le 11 avril, au lendemain même de la date prévue pour le second tour, le procès d’Uhuru Kenyatta, l’un des candidats à la présidentielle. Ce quinquagénaire au visage rond est à la fois l’actuel vice-président et le fils de l’illustre Jomo Kenyatta, le père de l’indépendance kényane. Mais là ne sont pas ses seules marques distinctives. Tout comme son colistier, William Ruto, un ancien ministre, il a été inculpé par la CPI de crimes contre l’humanité, pour sa participation en tant que «coauteur indirect» aux violences électorales de l’hiver 2007-2008.
Quatre accusés
A l’époque, le médiateur Kofi Annan, précipité au chevet du Kenya, avait parrainé la signature d’un accord répartissant le pouvoir entre Mwai Kibaki, à la présidence, et Raila Odinga, au poste de premier ministre. Le pire a ainsi été évité: l’accord a perduré, une nouvelle Constitution a été adoptée en 2010, qui divise notamment le pays en 47 nouveaux comtés, et, en dépit des manières farouchement prédatrices des élites, l’économie a continué de se développer avec vigueur (4,3% de croissance en 2012).
Mais le Kenya ne s’est jamais doté d’un tribunal qui aurait permis de juger les responsables des crimes de l’hiver 2008. C’est donc la CPI qui a instruit le dossier, resserrant son accusation autour de quatre personnalités, dont William Ruto, leader de l’ethnie Kalenjin, et Uhuru Kenyatta, l’un des hommes forts des Kikuyus. Ennemis en 2007, les deux hommes, qui clament leur innocence, ont créé la surprise en décembre en joignant leurs forces sous la bannière de la Coalition Jubilé.
Une alliance électorale de circonstance, note Joel D. Barkan, du Center for Strategic and International Studies, dont le mérite serait de minimiser le risque d’affrontements entre leurs deux ethnies lors du prochain scrutin, mais qui viserait surtout à permettre aux inculpés d’échapper aux procès qui les attendent. Uhuru Kenyatta assure pourtant qu’il ne se défilera pas. «Je ferai face. Je laverai mon nom, tout en veillant au bon fonctionnement du gouvernement», affirmait-il la semaine passée lors du débat radiotélévisé. Son avocat n’en a pas moins demandé dans la foulée un report du procès à la CPI, pour des questions procédurales.
Avant même que la cour se prononce, les cercles diplomatiques appréhendent d’avoir à traiter avec un président kényan inculpé de crime contre l’humanité. Si Uhuru Kenyatta l’emporte, il serait le deuxième chef d’Etat, avec le Soudanais Al-Bachir, à partager ce privilège douteux. Certains, comme les Américains ou les Français, ont déjà fait savoir qu’ils réduiraient les relations à minima, titillant la susceptibilité de Nairobi. Dans leur lettre au Daily Nation, le collectif d’ambassadeurs note un peu plus subtilement qu’il «n’appartient qu’aux Kényans seuls d’élire leurs leaders». Mais il rappelle fermement le pays à ses obligations envers la CPI, en tant que signataire du Statut de Rome. Anxieux des élections à venir, ces diplomates précisent qu’ils les espèrent «libres, justes et pacifiques».
Risque de violences élevé
Mais dans deux rapports récents, Human Rights Watch et International Crisis Group jugent extrêmement élevé le risque de nouvelles violences. «Il y a au Kenya cinq millions de jeunes en âge de combattre sans le moindre espoir de trouver un emploi, commente un expert. L’institution électorale s’est décrédibilisée lors des primaires, et les deux partis dominants clament déjà leur victoire. Si l’on ajoute à cela les armes qui entrent en quantité dans le pays, la réalité est que le Kenya est assis sur un baril de poudre. Toute la question est de savoir quand aura lieu l’explosion.»


Angélique Mounier-Kuhn

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