mardi 15 juin 2010

Côte d'Ivoire - MONDIAL 2010 • Drogba, bien plus qu'un footballeur

(Courrier International 15/06/2010)
Victime d'une fracture du cubitus le 4 juin, l'Ivoirien Didier Drogba n'est pas certain de pouvoir affronter le Portugal ce 15 juin. Le journal allemand Die Zeit dresse le portrait de ce joueur qui n'est pas seulement un buteur d'exception. Drogba est aussi un faiseur de paix, qui a contribué à réconcilier le nord et le sud de la Côte d'Ivoire.
Depuis peu, on peut voir à la télévision un spot spectaculaire de la marque Nike, qui reconstitue les péripéties d'un match de football, avec des vedettes de la Coupe du monde. On y retrouve Rooney et Ronaldo, Messi, Ribéry, les grands noms du football. Tourné par le réalisateur de Babel, Alejandro González Iñárritu, le film s'ouvre sur Didier Drogba, qui, dans un stade plein à craquer, se débarrasse de plusieurs défenseurs comme s'il s'agissait de simples moustiques. Les projecteurs. Le maillot orange de la Côte d'Ivoire, flamboyant. Le brassard de capitaine. José Mourinho, qui a longtemps été l'entraîneur de Drogba, a déclaré un jour : "Si je devais choisir un joueur avec qui faire la guerre, je prendrais Didier."
Sur le terrain, Drogba est une force de la nature, un joueur qui se nourrit de sa puissance, de sa vitesse, de son aura de guerrier. Dans le spot, une fois qu'il en a fini avec ses adversaires, il lobe le gardien et, tandis que le ballon poursuit sa course, le film part en Afrique, où des gens dansent, dans la rue, sur les toits, des gens qui vénèrent Drogba comme un saint, parce qu'il assure la cohésion de leur pays déchiré par la guerre civile. Le magazine américain Time a récemment ajouté Drogba à sa liste des cent personnalités les plus influentes de la planète. Il y côtoie une ribambelle de Prix Nobel, grands patrons et chefs d'Etat. S'il figure sur cette liste, c'est parce qu'il est plus qu'un joueur de football. Drogba est un mythe.
Au milieu de la circulation d'Abidjan, on voit des bus couverts de slogans à la gloire du footballeur ivoirien : "Didier est grand", "Merci Didier". A Abidjan, on entend souvent dire que c'est grâce à Drogba si les armes se sont tues. Grâce à lui qu'il y aura bientôt un nouvel hôpital. Quand on est comme Drogba, on est capable de surmonter les heures noires. Le terme "drogbacité" sert à résumer les valeurs qu'il incarne : la modestie, la générosité, la tolérance. "Didier est plus important que notre président", lâche le frère de Drogba, Joël, "lui, au moins, on sait d'où vient son argent."
Pour connaître la genèse de cette histoire incroyable, il suffit de suivre ses traces : à Savigny-sur-Orge, chez Joël, qui voulait lui aussi devenir professionnel. A Paris, chez son oncle, où Didier Drogba a grandi. En Côte d'Ivoire, où Albert, son père, nous propose de prendre la route pour Niaprahio, le village d'origine du clan. Nous comprendrons alors, nous explique-t-il, ce que cela signifie de devoir porter sur ses épaules les attentes d'une famille, d'un pays, de tout un continent.
Laurent Gbagbo, qui appartient à l'ethnie bété, comme Drogba, s'est hissé au pouvoir en 2000 à la faveur d'élections contestées, qui se sont déroulées sur fond de dérive xénophobe. Dans le pays, la question a ainsi été posée de savoir si les enfants d'immigrés devaient jouir des mêmes droits que les Ivoiriens de naissance.
Le miracle de Khartoum
Pendant quarante années, depuis l'indépendance, obtenue en 1960, la paix a régné. Aucun autre pays n'exportait davantage de cacao dans le monde. Jusqu'à l'émergence de la rébellion. Lors d'un voyage à l'étranger de Gbagbo, en septembre 2002, une partie de son armée tente de le renverser. Les soldats pénètrent dans les casernes et tuent des ministres. Mais les troupes gouvernementales mettent les rebelles en fuite. Des milliers de personnes sont tuées, et des dizaines de milliers d'autres errent dans les villages, chassées, molestées, détroussées. Lorsque les rebelles prennent le contrôle du Nord, les Nations unies envoient 6 000 casques bleus pour établir une zone tampon. Un accord d'armistice est signé, ainsi que des traités de paix. Mais les massacres ne cessent pas pour autant. A Bouaké, le bastion des rebelles, la famille du cousin d'Albert Drogba est décimée.
Pendant ces années-là, des joueurs comme Didier Drogba, Arthur Boka, Didier Zokora, les frères Yaya et Kolo Touré font carrière en Europe. En octobre 2005, ils ont pour la première fois l'occasion de se qualifier pour la Coupe du monde sous le maillot ivoirien. Dans l'équipe, peu importe alors qui est ivoirien de naissance, qui est bété, baoulé ou dioula, musulman du Nord ou chrétien du Sud.
Le match décisif pour la qualification a lieu à Khartoum, la capitale du Soudan. La Côte d'Ivoire sort victorieuse de la rencontre (3-1). Mais la victoire n'aura servi à rien si, pendant le même temps, le Cameroun bat l'Egypte à Yaoundé. Après le coup de sifflet final, les joueurs se réunissent dans le rond central. Les projecteurs sont déjà éteints lorsqu'ils apprennent par portable que le Cameroun vient d'obtenir un penalty à la 95e minute de jeu, alors que le score est de un but partout. Pour les Ivoiriens réunis dans les bars des deux côtés de la zone tampon, le temps s'étire. Jusqu'à ce que la frappe du Camerounais Pierre Womé échoue sur le poteau.
Drogba s'écroule, en larmes. Son père est à Abidjan devant son téléviseur et n'en croit pas ses yeux lorsqu'il voit peu après son fils apparaître à l'écran, en nage, et s'adresser à son peuple. Didier Drogba est dans les vestiaires, entouré de ses coéquipiers. D'une voix douce et hachée, il proclame au micro : "Ivoiriennes, Ivoiriens, on vous a prouvé aujourd'hui que toute la population de la Côte d'Ivoire peut cohabiter, peut jouer ensemble pour un même objectif. Aujourd'hui, on vous le demande à genoux : un pays qui a toutes ces richesses ne peut pas sombrer dans la guerre comme cela." Il est à genoux, aux côtés de Touré, du Nord, de Boka, du Sud, de Barry, le gardien, dont les parents sont guinéens. Didier Drogba poursuit : "S'il vous plaît, déposez tous les armes. Organisez des élections, et tout ira mieux."
Un héros fatigué
Lors de la Coupe du monde de 2006, en Allemagne, la Côte d'Ivoire se fait éliminer au premier tour. Mais l'espoir de paix renaît dès l'année suivante, et c'est encore Drogba qui est à l'origine de cette bonne nouvelle. En mars 2007, il est invité au palais présidentiel. Le footballeur a l'intention de prononcer quelques mots et de présenter à Gbagbo le Ballon d'or africain qui lui a été remis la veille à Accra. Drogba a 28 ans, et c'est la première fois qu'il est élu meilleur joueur d'Afrique ; il a la gorge nouée, écrit-il dans son autobiographie [C'était pas gagné, éd. Prolongations, 2008], lorsque, dans une chemise d'un blanc immaculé, il se présente au micro. "Monsieur le président, déclare-t-il, ce ballon appartient à tout le pays. Permettez-moi, s'il vous plaît, d'aller le présenter aussi à Bouaké" [la grande ville du Nord, la capitale des rebelles].
Quelques jours plus tôt, Gbagbo a signé un traité de paix avec Guillaume Soro, le chef des rebelles à Bouaké. Le pouvoir doit être partagé. Il a été convenu d'organiser des élections et de détruire les armes. Le lendemain de son discours, Didier Drogba s'envole pour le Nord dans l'avion présidentiel. "L'événement !" titrent les journaux, "Drogba à Bouaké". Les habitants qui se massent dans les rues savent que si Drogba est en ville c'est que la guerre est finie. Drogba serre la main de Soro et annonce que le président lui a promis que l'équipe pourrait disputer un match de qualification à Bouaké. La foule exulte. Voilà des décennies qu'il n'y a pas eu de match international à Bouaké.
Le match de qualification contre Madagascar se termine sur le score de 5-0 et, un mois plus tard, Gbagbo et Soro brûlent les premières armes dans le même stade. "Je ne pensais pas que ce message allait avoir une telle portée", confiera Drogba plus tard dans une interview. Désormais, il est une icône, à l'image de Mandela. Les Nations unies le nomment ambassadeur de bonne volonté et les Ivoiriens se demandent s'il ne devrait pas se porter candidat à l'élection présidentielle. "Ce n'est pas possible, analyse Drogba, que le destin de tout un pays dépende d'un footballeur." "Didier n'est pas un héros, ajoute son père. Ce n'est pas non plus un politicien. C'est juste un simple jeune qui accomplit son devoir."
Trois ans après le match de Bouaké, la "drogbamania" est retombée. Les affiches se font plus rares dans le paysage urbain – c'est en Europe, désormais, que l'on peut le voir, dans les publicités de grandes marques comme Pepsi ou Nike. Dans les salons de coiffure, on lui reproche de manquer de peps sous le maillot national alors qu'il marque régulièrement quand il joue à Chelsea.
A huit reprises ces dernières années, Gbagbo a annoncé des élections. A huit reprises, elles ont été ajournées. Pour l'heure, tout est en suspens. Tous attendent de voir la suite des événements et, pendant ce temps, les armes pénètrent à nouveau dans le pays. Lorsque Didier Drogba et son équipe ont été éliminés de la Coupe d'Afrique des nations cette année [en quart de finale alors qu'ils faisaient partie des grands favoris de l'épreuve], Drogba a annoncé qu'il envisageait de mettre un terme à sa carrière après la Coupe du monde. Drogba semblait fatigué, comme s'il ne croyait plus à son succès, à sa mission.
Un héros fatigué
Lors de la Coupe du monde de 2006, en Allemagne, la Côte d'Ivoire se fait éliminer au premier tour. Mais l'espoir de paix renaît dès l'année suivante, et c'est encore Drogba qui est à l'origine de cette bonne nouvelle. En mars 2007, il est invité au palais présidentiel. Le footballeur a l'intention de prononcer quelques mots et de présenter à Gbagbo le Ballon d'or africain qui lui a été remis la veille à Accra. Drogba a 28 ans, et c'est la première fois qu'il est élu meilleur joueur d'Afrique ; il a la gorge nouée, écrit-il dans son autobiographie [C'était pas gagné, éd. Prolongations, 2008], lorsque, dans une chemise d'un blanc immaculé, il se présente au micro. "Monsieur le président, déclare-t-il, ce ballon appartient à tout le pays. Permettez-moi, s'il vous plaît, d'aller le présenter aussi à Bouaké" [la grande ville du Nord, la capitale des rebelles].
Quelques jours plus tôt, Gbagbo a signé un traité de paix avec Guillaume Soro, le chef des rebelles à Bouaké. Le pouvoir doit être partagé. Il a été convenu d'organiser des élections et de détruire les armes. Le lendemain de son discours, Didier Drogba s'envole pour le Nord dans l'avion présidentiel. "L'événement !" titrent les journaux, "Drogba à Bouaké". Les habitants qui se massent dans les rues savent que si Drogba est en ville c'est que la guerre est finie. Drogba serre la main de Soro et annonce que le président lui a promis que l'équipe pourrait disputer un match de qualification à Bouaké. La foule exulte. Voilà des décennies qu'il n'y a pas eu de match international à Bouaké.
Le match de qualification contre Madagascar se termine sur le score de 5-0 et, un mois plus tard, Gbagbo et Soro brûlent les premières armes dans le même stade. "Je ne pensais pas que ce message allait avoir une telle portée", confiera Drogba plus tard dans une interview. Désormais, il est une icône, à l'image de Mandela. Les Nations unies le nomment ambassadeur de bonne volonté et les Ivoiriens se demandent s'il ne devrait pas se porter candidat à l'élection présidentielle. "Ce n'est pas possible, analyse Drogba, que le destin de tout un pays dépende d'un footballeur." "Didier n'est pas un héros, ajoute son père. Ce n'est pas non plus un politicien. C'est juste un simple jeune qui accomplit son devoir."
Trois ans après le match de Bouaké, la "drogbamania" est retombée. Les affiches se font plus rares dans le paysage urbain – c'est en Europe, désormais, que l'on peut le voir, dans les publicités de grandes marques comme Pepsi ou Nike. Dans les salons de coiffure, on lui reproche de manquer de peps sous le maillot national alors qu'il marque régulièrement quand il joue à Chelsea.
A huit reprises ces dernières années, Gbagbo a annoncé des élections. A huit reprises, elles ont été ajournées. Pour l'heure, tout est en suspens. Tous attendent de voir la suite des événements et, pendant ce temps, les armes pénètrent à nouveau dans le pays. Lorsque Didier Drogba et son équipe ont été éliminés de la Coupe d'Afrique des nations cette année [en quart de finale alors qu'ils faisaient partie des grands favoris de l'épreuve], Drogba a annoncé qu'il envisageait de mettre un terme à sa carrière après la Coupe du monde. Drogba semblait fatigué, comme s'il ne croyait plus à son succès, à sa mission.

15.06.2010 
 Julian Baumann 
 Die Zeit
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