(Le Monde 01/02/2012)
Davos, envoyée spéciale - Le président de la Guinée, Alpha Condé, qui s'est rendu à Davos avant de participer au sommet de l'Union africaine à Addis-Abeba, veut "donner une nouvelle image de l'Afrique". Entretien.
Avant de vous rendre au sommet de l'Union africaine, vous êtes venu à Davos où il a été beaucoup question de la crise du capitalisme et de nouveaux modèles économiques. Ces débats ont-ils un sens pour vous ?
Alpha Condé : Moi, je suis pragmatique. Le modèle, c'est un débat intellectuel, c'est un débat de riches. L'Afrique a des problèmes très concrets. La base de notre développement c'est l'agriculture : il faut d'abord donner à manger. L'énergie est aussi un problème, car sans énergie on ne peut pas développer un pays. L'éducation, la santé, le rôle des nouvelles technologies. Donc plutôt que de parler de modèle, j'essaie de voir des expériences, et là où elles ont réussi, quelles leçons nous pouvons en tirer. Par exemple, je suis allé récemment au Brésil, pour voir comment l'agriculture est organisée.
Nous, nous sommes une économie pré-industrielle. Vous, vous êtes une économie post-industrielle, financière. Nous demander de mener votre politique, ça n'a pas de sens. Par exemple, on nous dit de ne pas subventionner nos produits, mais vous savez très bien que vous subventionnez vos produits. On nous dit que l'Etat ne doit pas intervenir, mais on sait bien que pendant la crise, l'Etat est intervenu partout. Le libre jeu du marché que l'on vantait tant a abouti à la grande crise. En Afrique, nous devons essayer de mettre en commun notre politique pour l'énergie, les infrastructures, le commerce intérieur. Car pour avoir un marché assez large, il faut supprimer ces frontières. C'est pour cela que je me bats pour proposer à l'Union africaine (UA) qu'on ait au moins ces trois ministres-là. Si on a un ministre de l'énergie, on peut faire tourner un barrage. Le Congo seul n'a pas la force.
Au cours d'un débat à Davos, vous avez dit que le changement en Afrique "dépend d'abord de ses dirigeants". Que voulez-vous dire ?
Pour qu'on vous respecte, il faut d'abord vous respecter vous-mêmes. Quand on dit qu'on commence un sommet à 9 heures, il faut le commencer à 9 heures, pas à midi. Ensuite, regardez ce qui se passe avec les chefs d'Etat à l'Union Africaine (UA). Plusieurs d'entre nous avons pensé qu'au sommet d'Addis Abeba nous allions nous pencher sur les problèmes concrets. Mais au lieu de les affronter, on se retrouve plongés dans des questions de candidatures. [Les membres de l'organisation n'ont pas réussi à élire le nouveau président de la Commission après quatre tours de scrutin]. Nous sommes beaucoup à penser qu'il faut changer le fonctionnement de l'UA.
Il faut donner une nouvelle image de l'Afrique. Une des tares de l'Afrique, qu'on nous reproche beaucoup, c'est la corruption. Il faut d'abord agir sur la gouvernance, appliquer la transparence, et que les ressources de l'Afrique profitent réellement aux populations africaines, particulièrement aux femmes et aux jeunes. Renégocier les contrats miniers dans un sens gagnant-gagnant, que nos pays en profitent mais que les contrats soient quand même attractifs pour les sociétés minières. Que l'Afrique ne soit plus considérée comme un continent où règnent la corruption et le sida, où les chefs d'Etat ne pensent qu'à eux.
On oublie que la démocratie avance beaucoup en Afrique, que la population africaine est jeune et que cette jeunesse aspire au changement, on oublie que dans le moindre petit village, on reçoit l'information en même temps que vous, à Paris. La dictature repose sur l'ignorance des populations. Nous pouvons utiliser les nouvelles technologies pour accélérer l'histoire.
Pourquoi parlez-vous des femmes, en même temps que des jeunes ?
L'économie africaine, pour l'essentiel, repose sur les femmes. L'homme peut émigrer, laisser les enfants, mais la femme est obligée de rester pour donner à manger aux enfants. Ensuite, les femmes sont plus honnêtes. Quand vous donnez du micro-crédit, le taux de remboursement chez les femmes est de 90 %. Le développement de certains secteurs, comme l'artisanat, repose sur les femmes. Notre objectif c'est de transformer le secteur informel productif en PME. Les femmes sont plus honnêtes, plus sensibles, plus travailleuses, mais elles n'ont pas assez accès au crédit.
Dans votre pays, des élections législatives devaient être organisées six mois après votre élection, en novembre 2010, mais elles n'ont toujours pas eu lieu. N'est-ce pas un problème, pour un président qui veut changer l'image de l'Afrique ?
Je souhaite moi-même une organisation rapide de ce scrutin législatif pour doter la Guinée d'une Assemblée nationale représentative, qui s'attelle à l'examen des principales réformes. Cela étant, ma préoccupation est d'organiser des élections législatives crédibles, qui correspondent au souhait de tous les Guinéens de voir s'exprimer le suffrage universel, de manière totalement libre. Ce n'est pas l'exécutif qui organise l'élection, mais la Commission électorale nationale indépendante, composée des représentants de tous les partis politiques. Si le scrutin n'a pas encore été organisé, c'est parce qu'il faut aménager le fichier électoral, de manière à permettre aux Guinéens exclus jusque là du droit de vote d'être dotés d'une carte d'identité et d'une carte d'électeur hautement sécurisées. Il s'agit d'une opération de révision des listes électorales et non pas d'un recensement général, comme certains le prétendent. Sur toutes ces questions électorales, mon objectif est d'aboutir à un consensus national qui passe entre autres, par un dialogue politique avec l'opposition qui est en cours. Personne n'est plus pressé que moi d'aller aux élections législatives.
Propos recueillis par Sylvie Kauffmann
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