lundi 27 février 2012

Rwanda:ENQUÊTE DU JUGE TREVIDIC : APRÈS LE RAPPORT DES EXPERTS, LA POSITION DE FRANCE-TURQUOISE

(Medias France Libre 27/02/2012)
Le juge Marc Trévidic vient de rendre public le rapport des experts chargés de déterminer de façon scientifique d’où avaient été tirés les missiles qui ont abattu l’avion du président Habyarimana. Ce rapport contredit au moins partiellement les conclusions du juge Bruguière.
Cette divulgation a provoqué des réactions évidemment contrastées. Les thuriféraires habituels du régime de Kigali exultent en affirmant péremptoirement que ce rapport exempte définitivement le FPR de toute responsabilité, tandis que les associations d’opposants en exil mettent en doute les conclusions des experts, voire l’honnêteté des juges.
Déjà, certains commencent à sous-entendre que la France aurait pu être mêlée à l’attentat.
L’association France-Turquoise, pour sa part, estime que ce volumineux rapport de 400 pages mérite d’être examiné de près avant toute prise de position catégorique. Elle estime également qu’il ne s’agit que d’un des aspects du dossier qui doit être confronté aux autres éléments, notamment aux témoignages déjà recueillis ou à venir.
C'est pourquoi elle estime intéressant de reprendre les analyses d'experts et spécialistes de la région qui se sont penchés sur ce rapport, textes qu'on trouvera ci-dessous.
Quelles que soient les conclusions définitives de l’enquête, elles ne remettront pas en cause le combat de l’association qui concerne d’abord et avant tout les allégations scandaleusement mensongères portées par le régime de Kigali à l’encontre de la France et des militaires de l’opération Turquoise accusés d’avoir aidé puis protégé les génocidaires rwandais.
Jean-Claude Lafourcade
TEXTE DU COLONEL ROBARDEY DANS " L'AFRIQUE RÉELLE"
Comment, pour mieux « échapper à l’histoire », Kagame manipule la Justice
Michel ROBARDEY1
Paul Kagame, actuel chef de l’état rwandais l’a dit clairement lors de sa visite officielle en France en septembre dernier : il souhaite « échapper à l’histoire » pour mieux aller de l’avant. Il est donc dans l’obligation de se débarrasser de toute responsabilité dans ce qui est unanimement considéré comme l’acte déclencheur du génocide rwandais : l’attentat contre le Falcon présidentiel du 6 avril 94 à Kigali.
Pour ce faire, Paul Kagame a interdit que son pays pourtant territorialement compétent diligente la moindre enquête sur ce crime. Il a également réussi à empêcher que, s’agissant de l’assassinat des deux chefs d’état africains et de leur suite, se tienne l’indispensable procès international. Il y est parvenu en manipulant le Tribunal Pénal International pour le Rwanda2 qui, pourtant, en avait reçu mandat.
Restait cependant un gros problème : en France, les familles de l’équipage de l’avion, assassiné avec ses passagers, avaient porté plainte. Une instruction judiciaire jusque-là à l’abri des pressions politiques nationales et/ou internationales avait prospéré et abouti à la mise en examen de neuf proches de Paul Kagame, celui-ci étant protégé par son immunité présidentielle.
I. L’instrumentalisation du TPIR et de la communauté internationale
L’attentat du 6 avril 94 avait été présenté dès le mois de juin 1994 par le rapporteur spécial des Nations Unies René DEGNI SEGUI comme semblant bien « être la cause immédiate des événements douloureux et dramatiques que connait actuellement le Pays ». DEGNI SEGUI précisait que « dans la mesure où il peut avoir des liens entre ceux qui l’ont commandité et les responsables des massacres… », il doit être examiné par le rapporteur spécial. C’est un des éléments sur lesquels se fonde le Conseil de Sécurité des Nations Unies pour adopter le 8 novembre 1994 la résolution des Nations Unies créant le TPIR. Et, par conséquence, le TPIR initiera une enquête sur cet attentat.
En 1997, la canadienne Louise ARBOUR, Procureur du TPIR se montra enthousiaste lorsque Mike HOURIGAN, enquêteur du bureau du procureur lui indique qu’il est en mesure d’avoir des contacts avec certains auteurs de l’attentat. Quelques jours plus tard, Mike HOURIGAN lui rendit-compte par téléphone que ses investigations mettant en cause l’entourage de Kagame. Louise ARBOUR changea alors d’avis : cet attentat n’entrerait plus dans le champ de compétence du TPIR. Elle interdit donc à HOURIGAN de poursuivre cette enquête.
Trois ans plus tard, en 2000,. Carla del PONTE succéda à Louise ARBOUR. Après que les déboires de l’enquête HOURIGAN eussent paru dans la presse Canadienne et sous la pression des avocats de la Défense qui ne cessaient de réclamer des investigations sur ce crime déclencheur voire fondateur du génocide, le nouveau procureur en mesura l’importance puisqu’il écrivit « if it is RPF that shot down the plane, the history of the genocide must be rewritten ».
Mais cette enquête sur l’attentat du 6 avril ne sera pas réalisée par le TPIR . Carla del PONTE s’en est expliquée en détail et a clairement exposé comment Kigali exerça en 2002 un chantage sur le TPIR empêchant tout simplement la tenue des audiences du Tribunal en refusant aux témoins rwandais de se rendre à Arusha.
Paul Kagame avait bien conscience que laisser s’accomplir une seule enquête contre le FPR conduirait à celle sur l’attentat et détruirait inéluctablement le château de cartes d’accusations de planification de génocide qu’il avait construit contre ses opposants politiques. Aussi, le 28 juin 2002, il déclara au Procureur du TPIR : « Si vous ouvrez une enquête, les gens vont penser qu’il y a eu deux génocides….. Vous n’avez pas compris ce que je vous ai dit. Nous savons très bien ce que vous faîtes…Et nous ne laisserons pas faire cela… »3!
Sortant de cette entrevue houleuse, madame Carla del PONTE explique avec trois ans d’avance comment et pourquoi Paul Kagame se trouvera dans l’obligation pour lui et pour son pouvoir, de détruire l’enquête BRUGUIERE : « . Je craignais que le Conseil de sécurité des Nations Unies ne prenne aucune mesure déterminante pour réagir au refus de Kagame pour coopérer avec le tribunal et à la campagne de dénigrement du Rwanda visant à contrecarrer les travaux du Tribunal. Seule l’enquête Bruguière, pensais-je, pouvait encore jouer un rôle significatif pour briser le cercle vicieux de l’impunité »4.
La juge sud-africaine Navanethem PILLAY5, alors présidente du TPIR, se joignit à son procureur, Carla del PONTE, pour dénoncer officiellement la défaillance du Rwanda à remplir son obligation de coopérer avec le tribunal.
Les Etats Unis intervinrent alors et proposèrent en mai 2003 que toutes les enquêtes mettant en cause des membres du FPR, et surtout toutes les preuves détenues par le TPIR accablant des membres du FPR soient remises au gouvernement de Kigali aux fins d’un éventuel jugement.
Carla del PONTE fut écartée en 2003. Exit avec elle les enquêtes spéciales. Comme elle l’avait pensé, désormais seule l’enquête BRUGUIERE menaçait encore l’impunité totale de Kagame et de ses proches.
II. L’enquête BRUGUIERE doit être détruite
Ayant obtenu l’assurance que le TPIR ne constitue plus une menace, Kagame reporta tous ses efforts sur le travail effectué par le juge BRUGUIERE, montant pour ce faire une savante manoeuvre en plusieurs temps.
21. 1° temps : l’accusation en miroir : le rapport Mucyo
En 2004, Kagame créa la « Commission nationale indépendante chargée de rassembler les éléments de preuve montrant l’implication de l’État français dans la préparation et l’exécution du génocide perpétré au Rwanda en 1994 », dite commission Mucyo du nom de son président. Le titre était en soi tout un programme : une enquête pseudo-indépendante enquêtant contre un coupable pré-désigné. Il s’agissait de monter un contre-feu contre l’enquête BRUGUIERE et de menacer le gouvernement français puisque.
La commission Mucyo n’avait pas fini de travailler lorsqu’à la fin novembre 2006, le Rwanda rompit ses relations diplomatiques avec Paris après que le juge Jean-Louis Bruguière eut signé une ordonnance portant mandat d’arrêts contre neuf officiers rwandais et préconisé des poursuites contre le président Kagame pour leur participation présumée à l'attentat contre l'avion de l'ex-président rwandais Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994.
La commission « indépendante » Mucyo remit en novembre 2007 à Paul Kagame un pré-rapport de 500 pages contenant "divers témoignages recueillis sur la responsabilité du gouvernement français dans le génocide de 1994". Elle ne transmettra que le 5 août 2008 son rapport à la justice après, vraisemblablement quelques « ajustements » exigés par le président rwandais. Cette remise sera suivie d’un communiqué officiel du ministre de la justice rwandais, Tharcisse Karugarama qui, interprétant largement le rapport et allant bien au-delà, accusait clairement de complicité de génocide un certain nombre de personnalités et de militaires français6.
Les principales conclusions de ce rapport sont que :
- la France était au courant des préparatifs du génocide,
- la France a participé aux principales initiatives de sa mise en place et à sa mise en exécution ;
- les militaires français de l'opération Turquoise auraient directement pris part aux massacres des Tutsis et commis de nombreux viols sur des rescapées tutsis ;
- des médecins français auraient commis des refus de soins et des amputations abusives sur des réfugiés tutsis, etc.
Il sera immédiatement relevé que ces accusations reposent sur de faux documents et des témoignages pour le moins erronés, sans cohérence entre eux ni avec les faits. On avait déjà vu au cours des procès devant le TPIR que certains témoins présentés par Kigali se rétractaient, que d’autres avaient été condamnés pour faux témoignages, que l’accusation présentée par le procureur n’était pas sincère puisque refusant de communiquer à la Cour des éléments à décharge. Le rapport Mucyo reproduisait, en les exagérant et les multipliant, ces travers déjà constatés à Arusha.
Ayant perdu ses effets par ses outrances et par les moyens employés, le rapport Mucyo n’avait en rien permis de contrer l’enquête du juge BRUGUIERE qui prospérait dans le secret de l’instruction puisqu’aucun des mandats d’arrêts diffusés n’ayant été mis à exécution, personne n’avait encore eu accès au dossier. Il fallait donc faire en sorte de connaître le contenu du dossier d’instruction.
22. 2° temps : la technique de la chèvre
En France, pour connaître le contenu d’un dossier d’instruction, il n’existe qu’un seul moyen légal : devenir partie au procès, c’est-à-dire dans le cas qui nous préoccupe, présenter au juge un des militaires faisant l’objet d’un mandat d’arrêt. Celui-ci sera inévitablement mis en examen, bénéficiera de l’assistance d’un avocat qui ayant accès au dossier, sera dès lors en mesure de renseigner Kigali sur les éléments de preuves contenus. Il ne restera plus ensuite qu’à construire et produire des preuves contraires pour enterrer la procédure.
Cette manoeuvre fût élaborée, on le sait aujourd’hui, par le gouvernement français emmené par Bernard KOUCHNER, alors ministre des Affaires Etrangères. Les responsables français seront tellement fiers de cette idée lumineuse qu’un ou plusieurs conseillers de l’Elysée disputeront à Bernard Kouchner l’honneur de cette « réussite ».
Kagame et les huit officiers généraux et supérieurs rwandais visés par les mandats d’arrêts désigneront pour servir de « chèvre » la seule femme de la liste. Je ne reviens pas sur les circonstances rocambolesques de la « livraison » déguisée en arrestation par la police allemande de Rose KABUYE. Avec la bénédiction de l’Elysée, à partir de novembre 2008, Kigali eut donc accès au dossier BRUGUIERE.
23. 3° temps : le rapport MUTSINZI et la pseudo expertise écossaise
Un des arguments clé des critiques formulées contre le juge BRUGUIERE était que celui-ci ne s’était pas rendu au Rwanda pour enquêter et qu’il l’avait fait dans son bureau, comme le font 99,9 % des juges d’instruction chargés d’une information criminelle. Pour faire passer les successeurs du juge BRUGUIERE7 sous les fourches caudines de Kigali comme cela avait été fait pour le TPIR, il fallait l’amener à exprimer le désir de se rendre Kigali.
En attendant que ces derniers soient convaincus - ou pour le convaincre - Kigali a créé par arrêté du Premier Ministre en date du 16/04/2007 et pour une durée indéterminée un « Comité indépendant d’experts charge d’établir la vérité sur les circonstances du crash de l’avion Falcon 50 immatriculé 9XR-NN survenu le 06/04/1994». Ce comité pseudo-indépendant fut place sous l’autorité du Ministre rwandais de la justice auquel il soumet ses rapports. Ceux-ci prirent comme d’habitude le nom du président du comité et le « rapport Mutsinzi » fut rendu le 20 Avril 2009.
Le rapport Mutsinzi ayant pour but de prendre le contre-pied des éléments contenus dans le dossier BRUGUIERE prétend sans surprise établir, au prix de nombreux témoignages rassemblés par les autorités rwandaises et proposés aux « experts » de l’équipe Mutsinzi , que les missiles ayant abattu l’avion n’ont pas été tirés de la colline de Masaka mais depuis le camp militaire de Kanombe.
Ce rapport était en fait constitué de deux documents :
- un rapport d’enquête mettant en évidence une masse de témoignages nouveaux dans le but avoué de contrecarrer les témoignages recueillis en 1994 sur les lieux de l’attentat par l’auditariat militaire belge, dont la procédure a été annexée au dossier d’instruction français ;
- un dossier d’expertise balistique chargé de traduire en « preuves scientifiques » soi-disant incontestables les nouveaux témoignages, tout en prenant bien soin d’oublier ou minimiser les témoignages anciens.
Deux numéros d’Afrique Réelle, le numéro 4 d’avril 2010 et le numéro 6 de juin 2010 dénonceront immédiatement les insuffisances de ce rapport qui n’était pas le fait d’enquêteurs qualifiés et ne respectait aucun des principes de base d’une enquête objective et impartiale. Bien d’autres connaisseurs8 du dossier rwandais exprimeront les mêmes critiques ou des critiques voisines.
Ce rapport et ces critiques furent reçus par le juge d’instruction. Une partie au moins de ces dernières fut intégrée dans le dossier d’instruction.
La polémique ainsi soulevée ne pouvait laisser rester en l’état et, tout naturellement, le magistrat instructeur devait la trancher par une expertise qui serait reçue comme incontestable, ce qui déboucha sur la quatrième étape, celle de « l’expertise Trévidic ».
1 Colonel de Gendarmerie, il fut conseiller technique « Police Judiciaire » auprè du gouvernement rwandais de septembre 90 à septembre 93.
2 Lire entre autres « Le tribunal des vaincus- Un Nuremberg pour le Rwanda ? » de Thieiry Cruveillier – Calman-Lévy - 2006
3 Op. cité
4 Op. cité . Ces pressions sont confirmées par Florence HARTMAN dans « Paix et châtiment – Les guerres secrètes de la politique et de la justice internationales » - Flammarion 2007
5 Navanethem PILLAY sera ultérieurement, après avoir quitté le TPIR, une des signataires du rapport « Mapping » de l’ONU mettant en cause l’armée et le gouvernement rwandais dans des crimes de guerre commis au Congo voisin, dont certains pourraient recevoir la qualification de génocide.
6 Dont le signataire de cet article qui, en compagnie de neuf autres officiers, s’est constitué partie civile contre ce document. Une instruction est en cours au cabinet de madame ZIMMERMAN doyen des juges d’instruction au TGI de Paris.
7 En 2007, le juge BRUGUIERE ayant été admis à faire valoir ses droits à la retraite, le dossier d’instruction sur l’attentat du 6 avril 1994 a été confié à deux juges d’instruction : les juges Nathalie PONS et Marc TREVIDIC
8 Citons entre autres le professeur Reyntjens, le colonel Marchal commandant le bataillon belge de la Minuar en 1994, plusieurs pilotes français et rwandais connaissant parfaitement l’aéroport de Kanombe, etc.
UNE EXPERTISE INSOLITE ET QUI POSE BIEN DES QUESTIONS
Michel ROBARDEY
Le 21 avril 2010, Nathalie POUX et Marc TREVIDIC, Vice-présidents chargés de l’instruction délivrent une ordonnance aux fins d’expertise. Ils désignent cinq experts, leur confient une mission longuement détaillée en deux grandes pages et fixent à fin mars 2011 la date à laquelle leur sera rendu, selon l’expression consacrée « un rapport détaillé contenant leur avis motivé ».
Un examen attentif de la mission rédigée par les magistrats permet de constater que, loin de laisser les experts consulter la totalité du dossier, les magistrats ont pris le soin de leur « faciliter » la tâche en leur indiquant très précisément les cotes des documents à consulter. Ceci sous-entend que les experts n’ont pas accès aux autres pièces. Seul un examen, pièce par pièce, des documents proposés et des documents refusés permettrait de se faire une idée précise de la raison de cette sélection et de la manière dont elle a été pratiquée. N’ayant pas accès au dossier, nous n’avons pas les moyens de procéder à cette étude, mais on verra que, procédant par sondage à partir de documents tombés dans le domaine public, on est amené à s’interroger.
La mission confiée aux experts comporte: « Nous accompagner au Rwanda pour y faire les constatations indispensables à l’exécution de la mission d’expert1 ».
On observe également que les magistrats demandent une approche pluridisciplinaire, en considération de « toutes les données recueillies » qu’ils prennent soin de détailler y incluant « les témoignages recueillis ». On peut comprendre, compte tenu de la formulation de la phrase et de la place de ce paragraphe venant immédiatement après celui prévoyant la mission au Rwanda, qu’il s’agit des témoignages recueillis au cours du transport sur les lieux.
Enfin, on constate que les magistrats demandent aux experts d’indiquer « quels sont les lieux possibles des tirs et les lieux qui peuvent au contraire être exclus en s’attachant en particulier aux lieux de tirs cités par les témoins, à savoir la colline de Masaka et plus particulièrement le lieu-dit La ferme et ses alentours, ainsi que le camp de Kanombe et ses alentours.».
Il n’est donc pas exclu que les tirs proviennent d’un lieu non encore cité dans la procédure et il est demandé aux experts de définir le périmètre dans lequel ce lieu peut se trouver.
Il est intéressant de noter que les juges ont prescrit : « Si les déclarations d’un témoin sont incompatibles avec les données techniques …. expliquer précisément les motifs permettant d’écarter ce témoignage.». Mais de quels témoignages s’agit-il ? De tous les témoignages contenus dans le dossier ou des seuls témoignages recueillis au cours du transport sur les lieux ? On en revient à la consultation par les experts du dossier dans sa totalité ou en partie.
Le transport sur les lieux a été effectué du 12 au 17 septembre 2010. Mais le rapport des experts ne sera pas déposé dans le délai imparti de fin mars 2011. Car le 17 mars 2011, quelques jours seulement avant l’échéance et au moment où ils étaient probablement en train de rédiger la conclusion de leur rapport, ils ont écrit aux magistrats mandants. Ils expliquent que « Au cours de nos investigations, précisément lors de nos recherches engagées pour déterminer le lieu des tirs des missiles, il nous est apparu nécessaire de nous entourer d’un spécialiste dans le domaine de l’acoustique… ».
En clair les experts en balistique avouent leur incapacité à déterminer, à eux seuls, le périmètre d’où sont partis les missiles qui ont abattu l’avion. C’est ce qu’on peut appeler une « expertise blanche » par similitude avec les « autopsies blanches » ainsi désignées lorsqu’elles sont dans l’incapacité de révéler les causes de la mort.
Demandant qu’une « expertise complémentaire confiée à un expert acoustique puise compléter » leurs travaux (on appréciera le « compléter »), les experts sollicitent logiquement une extension du délai imparti qu’ils souhaiteraient « voir repositionné pour le 30 septembre 2011 ».
Faisant diligence, les magistrats accédaient à leurs desiderata en délivrant dès le 29 mars 2011 l’ordonnance réclamée, confiant à un expert acousticien une mission détaillée en une page. Cette mission est également extrêmement limitative quant aux pièces du dossier qui seront communiquées à cet expert. Il lui est en effet recommandé de consulter les témoignages de cinq témoins seulement : les deux témoignages du LCL de St Quentin, les deux témoignages de Daniel Daubresse ; les deux témoignages de Massimo Pasuch ; les deux témoignages de Philippe Leiding et celui de Joséphine Mukazitoni.
Et le paragraphe qui suit cette désignation sous-entend clairement qu’il n’est pas question de prendre en compte d’autres témoignages que ceux-ci : « Nous préciser dès que possible les questions qu’il serait utiles (sic) de poser aux témoins déjà entendus mentionnés ci-dessus ou à ceux dont il est fait référence dans leur audition2 et qui aurait (re-sic) pu entendre le départ des tirs ».
Mais, une fois de plus, le nouveau délai imparti par le juge ne sera pas respecté. Quelques jours avant son échéance, les experts écrivent aux magistrats le 22 septembre 2011, sollicitant une nouvelle extension du délai jusqu’au 30 novembre 2011 au motif que « il apparait que de nouvelles informations pourraient être disponibles dans les semaines à venir ». Les 3 octobre 2011, les magistrats accèdent à ce désir par courrier, sans autre commentaire ni considération.
Les experts précisent que par la suite les magistrats instructeurs leur ont remis « des auditions de témoins à exploiter avant de déposer le rapport ». Ils détaillent ces auditions et on constate qu’il s’agit en fait à peu de choses près des dépositions figurant déjà dans la mission confiée à l’acousticien (témoignages de Philippe Leiding ; Jean Colige ; des couples Daubresse et Pasuch; de St Quentin) ou de leur témoignage « rafraichi », « complété » voire transformé par une seconde audition recueillie dix-sept ans plus tard.
Puis, soucieux de la bonne compréhension de la chose par les parties auxquelles ils en réservaient théoriquement la primeur, les magistrats délivreront le 22 décembre 2011 une nouvelle ordonnance « en vue d’exposer les travaux d’expertise aux parties et à leurs avocats lors de l’acte d’instruction du 10 janvier 2012 à 14h00… ». Il s’agit de présenter le rapport sous PowerPoint dont on connait les vertus pédagogiques plus convaincantes, voire plus médiatiques qu’un rébarbatif pavé de 500 pages.
Le fond de ce rapport d’expertise
Nous nous contenterons d’examiner quelques points principaux de l’étude balistique avant de traiter de l’étude acoustique.
L’expertise balistique
L’expertise balistique conclut que les missiles utilisés sont des SA16, confortant ainsi un point essentiel de l’instruction Bruguière qui a établi que :
- Les FAR ne possédaient pas de SA 16;
- Aucun militaire des FAR n’avait reçu la formation indispensable au maniement de ces armes ;
- Le FPR possédait des SA 16 et s’en servait fort bien depuis le 6 octobre 90, ayant abattu un avion de reconnaissance et un hélicoptère armé en approche tactique, ce qui est autrement plus difficile que d’abattre un avion civil en vol rectiligne ;
- Les étuis retrouvés sur un lieu de tir supposé étaient des étuis de SA 16.
L’expertise balistique présume que le missile qui a impacté aurait probablement été tiré devant et à la rencontre de l’appareil et que, avant de parvenir aux réacteurs qui l’attiraient, le missile aurait été en quelque sorte intercepté par l’appareil, au niveau de la partie de l’aile gauche la plus proche du fuselage. Mais, l’examen des débris de l’appareil ne permet pas de déterminer si l’avion a été touché par l’avant ou par l’arrière, et cette supposition semble ne pas prendre en compte :
1°) la manoeuvre d’évitement effectuée par le pilote après que l’avion a été frôlé par le premier missile. Cette manoeuvre, citée dans le rapport d’expertise, avait été préparée de longue date par un pilote ancien militaire qui s’était ouvert de ses inquiétudes dans une correspondance adressée au Capitaine Bruno DUCOIN et figurant dans le dossier.
Or cette manoeuvre d’évitement soudaine, amène brutalement l’appareil à être incliné et orienté vers la gauche de sa trajectoire au moment de l’impact, selon ce qu’auraient affirmé divers témoins. Elle avait pour but de soustraire l’appareil au missile qui l’approchait. Elle n’a malheureusement soustrait que le réacteur et le missile poursuivant sa route aura percuté l’aile ou le fuselage de l’avion juste à côté du réacteur;
2°) le fait qu’un missile peut rater une cible émettrice de chaleur vers laquelle il se dirige. Ce fut le cas du premier missile qui rata le réacteur et l’avion. Le second missile pouvait fort bien rater le réacteur mais toucher l’avion.
Par ailleurs, on comprend mal pourquoi les experts ont limité leur étude à six positions de tir prédéfinies – qualifiées d’hypothèses dans le rapport - alors que le périmètre à partir duquel il était possible d’abattre l’avion en comporte bien d’autres. Quid des autres possibilités ?
On a vu que, pour déterminer le lieu de départ des missiles, les experts en balistique avaient besoin de compléter leur travail par une expertise acoustique alors qu’ils avaient achevé leurs investigations et étaient sur le point de conclure.
Cela est suffisamment éloquent pour comprendre qu’ils n’avaient avant ce complément acoustique qu’une seule certitude : le type de missile utilisé. Le reste de la démonstration visant à déterminer le lieu de tir des missiles n’est en fait qu’une extrapolation à partir de témoignages humains, tardivement renouvelés, dont tout un chacun connait la fragilité grandissante avec le temps.
L’expertise acoustique
L’expert acousticien appelé tardivement en renfort d’une expertise balistique dépourvue de certitudes :
- ne s’est pas transporté sur les lieux : il n’a pas pris en compte les échos qui peuvent répercuter les sons dans ce paysage vallonné ou entre les bâtiments, voire à l’intérieur des habitations du camp de Kanombe où se tenaient les témoins ;
- n’a jamais entendu et encore moins mesuré le nombre de décibels produits par un départ de SA 16 et surtout pas dans le contexte local de Kanombe–Masaka, les essais ayant été effectués « par similitude …. par rapport à un propulseur de roquettes suffisamment équivalent3 …… à La Ferté Saint Aubin dans le…Loiret !
- a travaillé sur un nombre extrêmement restreint de témoignages, recueillis par d’autres que lui, et préalablement sélectionnés selon des critères qui restent à déterminer. Il semblerait que les témoignages recueillis en 1994, à chaud et sur place, par l’auditoriat militaire belge aient été purement et simplement écartés, minimisés ou remplacés par de nouvelles auditions des témoins prises dix-sept ans plus tard. Certains de ces témoignages ont inévitablement évolués avec le temps, n’évitant pas certaines contradictions. Curieusement, il semblerait que dans ce cas, seul le témoignage le plus récent – et donc le moins fiable - aurait été retenu….
Il apparait ainsi que le Dr Pasuch affirme, entre autres, avoir entendu les tirs de DCA immédiatement après l’explosion de l’avion. Or ceci est tout simplement impossible. En effet les munitions de DCA des FAR avaient été consignées par les officiers de la MINUAR chargés de contrôler l’armement conformément aux accords d’Arusha. Les soutes à munition de Kanombe étaient cadenassées et une équipe de la MINUAR surveillait le camp jour et nuit, 24H sur 24. Les comptes rendus de ces officiers de la MINUAR attestent que ces soutes à munitions n’ont été forcées par les FAR que le 7 avril au matin. Massimo Pasuch n’a pas pu entendre des tirs de DCA au cours de la nuit du 6 au 7. Son témoignage, sur lequel repose en grande partie le rapport d’expertise acoustique et, partant, l’ensemble de l’expertise, s’en trouve totalement discrédité.
Autre exemple, de témoignage déformé et/ou négligé : le 6 avril 1994 à 20h30, le capitaine VANDRIESSCHE de la MINUAR rend compte par radio, ainsi qu’en atteste le journal du bataillon (Journal KIBAT) : « Tir de missile ( ?) sur un avion en bout de piste. Le poste sentinelle a vu une boule de feu. Missile vient SE-SO ».
Le poste sentinelle se trouve à l’ancienne tour de contrôle de l’aéroport, juste au sud de la piste et au nord-ouest du camp de Kanombe. Cette mention précise d’un missile venant du Sud Est et allant au Sud Ouest de cette tour indique clairement que le missile venait de la direction de Masaka et suivait l’avion. Cette observation consignée au moment des faits par un officier para commando belge qui sait ce qu’est un compte rendu, et qui sait où sont le sud, l’est et l’ouest de sa position, aurait dû être déterminante et à tout le moins prise en compte.
Or cette mention pourtant gravée dans le marbre d’un document officiel n’apparait pas dans la réflexion des experts.
De plus, si le rapport d’expertise mentionne un extrait du « témoignage de Gerlache », qui est probablement la sentinelle à l’origine du compte rendu, il « oublie » étrangement de citer la première partie de ce témoignage, dans lequel GERLACHE signale explicitement que de l’ancienne tour de contrôle, il ne voyait pas le camp de Kanombe.
L’aspect très relatif de ce rapport d’expertise
Ce rapport d’expertise, qui ne tranche rien au fond et ne présente qu’un périmètre de tir « le plus probable », à quelques centaines de mètres près, sera étudié par les parties civiles qui ont trois mois pour présenter leurs observations et autres demandes d’actes complémentaires. On peut penser qu’elles ne s’en priveront pas.
En tout cas ce rapport n’est qu’une pièce parmi d’autres d’un dossier qui en comporte plusieurs milliers. Il est d’ores et déjà acquis que ce document - contestable par définition et beaucoup moins précis et déterminant qu’on a bien voulu le raconter - est en contradiction avec d’autres éléments déjà contenus dans le dossier ou à venir.
La tâche des magistrats est loin d’être achevée et la rigueur dont on crédite généralement le juge Trevidic ne peut que l’amener à poursuivre encore longuement vérifications et auditions des témoins qui piaffent à la porte de son cabinet.
1 C’est nous qui soulignons : en avril 2010 les deux juges estiment le transport sur les lieux « indispensable », ce ne sera plus le cas pour les expertises acoustiques supplémentaires.
2 C’est nous qui soulignons
3 C’est nous qui soulignons
Question : Pourquoi le Rwanda a-t-il eu la primeur de « l’expertise Trevidic »
Par leur ordonnance du 22 décembre 2011, les magistrats avaient soigneusement préparé la communication aux parties de ce rapport d’expertise pour le 10 janvier 2012. Ils souhaitaient apparemment conserver jusque-là la plus grande confidentialité. Les parties civiles, sans préjuger aucunement des conclusions des experts, se sont rendues à la convocation des magistrats sans se douter qu’elles entraient dans la nasse de ce qu’il faut bien appeler une embuscade.
Quelle ne fut pas la surprise des observateurs de s’apercevoir que dès le 9 janvier, l’ambassade du Rwanda à Paris et les avocats de la défense anticipaient largement l’événement en diffusant un communiqué triomphal annonçant une "Conférence publique avec la presse (Attaque contre l’avion présidentiel : manipulation de l’enquête Bruguière) pour le mercredi le 11 janvier 2012 de 11 Heures à 12 Heures 30 dans un hôtel situé sur la rue Jean Goujon, près du métro Champs Elysées" et affirmant que
« Mes Léon-Lef Forster et Bernard Maingain, avocats des sept Rwandais encore mis en examen dans ce dossier, organiseront une conférence de presse à Paris. À cette occasion, ils reviendront sur les conclusions des experts mandatés par les deux magistrats français, qui leur auront été communiquées la veille, et exposeront les nombreuses manipulations et irrégularités qui ont entaché cette information judiciaire pendant la décennie où celle-ci était conduite par le juge Jean-Louis Bruguière. ».
On en s’étonne moins en apprenant que, dès le 8 janvier 2012 à 9h19, l’agence ChimpReports qui diffuse « All Breaking news from all over Uganda and East Africa” avait affirmé en ligne que Kagame avait déjà été rendu destinataire d’une copie du rapport d’expertise: "Rwanda President Paul KAGAME has received a copy of the long-awaited report on the April 6, 1994 shooting down of the plane carrying Juvenal Habyarimana."
Dans la foulée, les journalistes habitués à diffuser en France les thèses kigaliennes emboitaient le pas. Malagardis, publia ainsi un communiqué dès le 10 janvier à 0 heures. Quant à Christophe Boltanski il publia à 12 heures 01, soit deux heures trente avant que les parties civiles n’entrent dans le cabinet d’instruction, un article manifestement préparé de longue date et comportant croquis.
Les déclarations aussi excessives que définitives des avocats de la défense se sont enchaînées les unes aux autres, l’un exigeant un non-lieu immédiat pour les mis en examen, l’autre allant jusqu’à menacer de traduire en justice pour «tentative d’escroquerie à jugement en bande organisée» ceux qui auraient encore l’audace de constater que ce rapport d’expertise ne change pas grand-chose à la volumineuse procédure prise dans son ensemble.
Tout cela avait pour but d’imposer à tout un chacun l’apparence déterminante d’un rapport qui, après étude, ne l’est en aucune façon. Plus la démonstration est faible, plus on a tendance à crier fort pour l’imposer et les avocats de la défense ont crié beaucoup trop fort. Infligeant une forte pression médiatique à des magistrats déjà fortement soumis aux pressions politiques, ils espéraient obtenir en urgence et sous le coup de l’émotion des ordonnances de non-lieu pour l’entourage de Paul Kagame.
C’était oublier qu’une juridiction d’instruction n’est pas une juridiction de jugement. Il ne lui appartient pas de trancher dans le secret de son cabinet entre des éléments contradictoires mais, bien au contraire, de les renvoyer devant le Tribunal Correctionnel ou la Cour d’Assises afin qu’ils fassent l’objet d’un débat public. C’est la règle de la justice républicaine. Toute autre décision, et en particulier des ordonnances de non-lieu prises précipitamment sur la base d’une expertise qui demande à être débattue relèveraient d’une préoccupation très éloignée de l’esprit de justice.

Lundi, 27 Février 2012 05:58 

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