(Liberation 07/01/2013)
Enquête Chargé des droits de l’homme à Nouakchott, Mohamed
Lémine a été condamné à trois ans de prison par le pouvoir pour corruption. Tout
juste libéré, le militant abolitionniste, attend un second
procès.
Parfois, la diplomatie sait faire clair et concis : «La France
apprend avec soulagement la libération, le 27 décembre, de M. Mohamed Lémine
Ould Dadde.» L’ intéressé aussi, ancien commissaire mauritanien aux droits de
l’homme, a reçu la nouvelle inattendue «avec soulagement». Face aux accusations
de détournement de fonds, usé par deux années passées à clamer son innocence
derrière les barreaux, Mohamed Lémine n’y croyait plus. Sa liberté est
«provisoire» et alourdie de 22 500 euros de caution, mais son avocat, Me Brahim
Ebety, n’hésite pas à parler de «petit miracle» : «Depuis son arrestation, le 27
septembre 2010, nous dénonçons le caractère arbitraire de sa détention. Jusqu’à
présent, jamais personne ne nous avait laissé de lueur d’espoir.» La décision du
président de la cour d’appel de Nouakchott étonne car, du côté de l’ancien
ministre et de ses soutiens, on s’attendait plutôt à une nouvelle
condamnation.
Promu après le putsch
Condamné à trois ans de prison
en juin, Mohamed Lémine a fait appel au risque d’une peine plus sévère encore.
«Le parquet veut dix ans», murmure-t-on à Nouakchott, dans les couloirs du
palais de justice. Prévu pour le 23 décembre, le second procès a une nouvelle
fois été reporté : le juge est, paraît-il, malade. Nul ne connaît la date de la
future audience mais, si elle a lieu, rien ne dit que Mohamed Lémine ne
retrouvera pas sa cellule.
Début décembre, à Paris : «Il paye pour ses
idées, sa modernité.» Assise à la terrasse d’un café, cette Française raconte
l’histoire qu’elle partage avec son mari, le plus célèbre militant
anti-esclavage de Mauritanie. Celle qui se confie insiste pour ne pas être
citée. En s’engageant très tôt contre l’esclavage, pratique taboue mais encore
répandue dans son pays, Mohamed Lémine (né à Nouakchott en 1967) s’est forgé une
réputation internationale. Diplômé de Dauphine et Sciences-Po Paris, il se lance
dans l’humanitaire dès son retour au pays, en pleine dictature militaire du
colonel Ould Taya. Il fonde un parti d’opposition laïc, non violent et
antiraciste, Conscience et résistance, en 2007, année où les téléspectateurs
français le découvrent dans un reportage d’Envoyé spécial dénonçant le gavage
des fillettes. Cette torture ancestrale consiste à les engraisser comme des
oies, en suivant l’adage qui dit qu’une femme bien portante est bonne à
marier.
En 2008, il change de statut : il est nommé haut commissaire aux
droits de l’homme et à l’action humanitaire par Mohamed Ould Abdel Aziz, un
ancien général parvenu à se hisser au rang de président à la suite d’un coup
d’Etat. Aujourd’hui, les proches de Lémine s’interrogent : Aziz l’a-t-il nommé
pour lisser son putsch ? Pour l’avoir sous la main ? Lui a accepté d’être une
«prise de guerre», pariant sur le fait qu’il serait plus efficace en étant au
gouvernement. Jusqu’à son arrestation, Lémine poursuit ses actions en faveur des
plus démunis, s’investit dans le développement de l’énergie hydraulique, la
réhabilitation des centres de santé et surtout la lutte contre l’esclavage,
interdit depuis 1981 mais toléré dans les faits.
Maure et noble, Mohamed
Lémine a hérité à sa naissance, selon la tradition, d’un jeune esclave noir,
Etman. Il l’a affranchi très jeune, comme il en a témoigné dans le documentaire
Chasseurs d’esclaves, diffusé sur Arte en 2009. On y voit les deux hommes
partager un plat de mouton, d’égal à égal. «Je suis différent de mon père, qui
était esclavagiste, comme tous les Maures de sa génération», expliquait alors
Lémine, en chemise et turban blancs, de fines lunettes posées sur le
nez.
En juin 2010, tout bascule. Il apprend que son ministère fait
l’objet d’une enquête de l’Inspection générale de l’Etat (IGE). Celle-ci pointe
un détournement de fonds publics de 750 000 euros. Des tentes - achetées dans
l’urgence pendant les inondations qui ravagèrent la région de Nouakchott durant
l’été 2009 - auraient été surfacturées. Arrêté et limogé le 20 septembre 2010,
Lémine a quinze jours pour rembourser. Il nie, refuse et d’ailleurs, il «n’a pas
cet argent». Il entame une grève de la faim, est gardé à vue une semaine, puis
incarcéré. En Mauritanie, la détention provisoire ne peut excéder un an. Mohamed
Lémine attendra son procès en prison pendant près de deux ans.
Nouvelles
conclusions
Fin 2011, des ONG s’inquiètent de son sort. Il reçoit la
visite d’une délégation d’Amnesty International. Puis c’est le président d’Agir
ensemble pour les droits de l’homme qui écrit au président de la République de
Mauritanie afin de dénoncer les «multiples violations de procédure observées
depuis le début des poursuites et les nombreuses erreurs relevées dans les
rapports des différents organes chargés de l’enquête».
En effet, le
rapport de l’IGE a été supplanté par deux enquêtes, produisant chaque fois de
nouvelles conclusions. Aujourd’hui, c’est celui de la Cour des comptes qui fait
foi. La somme supposément détournée a changé, passant de 750 000 à 120 000
euros. L’affaire est remontée jusqu’en France. Interpellé à l’Assemblée
nationale il y a un an par un député, le ministre français de la Coopération,
Henri de Raincourt, affirmait que la position de Paris sur le sujet était
«claire, publique, sans ambiguïté, et les autorités mauritaniennes la
connaissent parfaitement. [Nous] avons exprimé à trois reprises notre
préoccupation devant sa détention provisoire qui dure depuis plus d’une année
maintenant.»
Quatorze caisses pleines de bordereaux
Devant le
rejet systématique de ses demandes de remise en liberté, l’avocat de Lémine, Me
Brahim Ebety, avait déposé plainte contre le procureur de la République de
Nouakchott pour détention arbitraire. Au téléphone, de mémoire et à toute
vitesse, il déroule les dates, les heures, les rebondissements d’une affaire
qu’il connaît par cœur. «Le juge s’est fait livrer quatorze caisses pleines à
craquer de bordereaux de livraisons et de factures sans trouver le début d’une
preuve de malversation.» A défaut d’en rire, la femme de Lémine ironise : «On
lui reproche d’avoir acheté des tentes en urgence à un prix plus élevé que le
marché. Franchement, je doute que le marché de la tente en temps de pénurie
humanitaire soit très réglementé.» Michel, le père de cette dernière, connaît
également le dossier sur le bout des doigts. Malgré la condamnation à trois ans
de prison, il reste persuadé que son gendre est innocent. «A part quelques
chèvres, il ne possède rien. C’est ma fille qui paye le loyer de sa maison à
Nouakchott, idem pour les honoraires de l’avocat. Lémine n’a jamais cherché à
s’enrichir.»
Brahim Ebety énumère la liste des irrégularités qui ont
émaillé le procès de juin. «En pleine audience, l’avocat général a annoncé à la
cour : "Je ne vois pas pourquoi la défense s’obstine à nier des faits que M.
Lémine a avoués."» Sursaut dans le box. Le procureur brandit le PV sur lequel
sont censés figurer les aveux de l’accusé. «C’était un faux, précise Me Ebety.
La signature de Lémine avait été grossièrement imitée.» Second scandale : au
milieu de la nuit, après les plaidoiries et quelques heures seulement avant la
lecture du jugement, Lémine reçoit en cellule la visite du substitut du
procureur, venu lui présenter une mise en demeure. Le deal est simple : la
liberté contre 120 000 euros. Il refuse, et prend trois ans. «Nous ne lâcherons
pas», s’enflamme l’avocat.
Le 29 novembre, du fond de sa cellule et sur
sa petite télé, Lémine a regardé la conférence de presse de son président.
Encore convalescent (1), Mohamed Ould Abdel Aziz rentrait de Paris, où il a reçu
des soins. A propos de Lémine, il a déclaré : «C’est moi qui l’ai nommé, mais je
ne lui ai pas demandé de commettre ce qu’il a commis.»
«Cette affaire est
un cas classique d’instrumentalisation de la justice», dit Florent Geel,
responsable du bureau Afrique de la Fédération internationale des droits de
l’homme (FIDH). L’association, qui suit le dossier Lémine depuis le début, vient
de publier un rapport très critique sur la Mauritanie, au terme d’une longue
enquête au cours de laquelle elle a notamment rencontré le président Aziz, le
Premier ministre, l’ambassadeur de France et des associations locales
anti-esclavage. «Jusqu’à un certain moment, Lémine a été utile à Aziz, estime
Florent Geel. Il lui donnait du crédit pour légitimer son pouvoir auprès de
l’Occident.» Ensuite, Aziz a serré la vis. «Lémine est un symbole. Le signe
envoyé aux autres, c’est "voilà ce qui vous attend, si vous l’ouvrez trop, on ne
vous ratera pas." »
«Plus Maure que Maure»
Derrière les
accusations de détournement de fonds, il devine l’enjeu ethnique du partage du
pouvoir. Avec son projet de recensement dans lequel ascendance et nationalité
sont liées, Aziz est accusé de «racisme» par les Noirs du pays - souvent
immigrés du Sénégal et du Mali voisins - qui, à défaut de justifier d’aïeux nés
mauritaniens, risquent de perdre leur nationalité. «Dans ce contexte où il faut
être plus Maure que Maure, prendre la défense des Négro-Mauritaniens ne passe
pas, enchaîne Florent Geel. Lémine n’est pas le seul dans ce cas, de nombreux
militants anti-esclavagisme ont été arrêtés, écroués et laissés des mois au trou
sans procès.»
Au gouvernement mauritanien, on jure «avoir cherché
quelqu’un de compétent» pour répondre aux questions de Libération, mais n’avoir
trouvé personne «qui ait le temps». Le beau-père de l’accusé, qui multiplie les
rendez-vous avec l’Elysée et le Quai d’Orsay, tranche : «C’est un prisonnier
politique. Les gens l’aimaient, il était là pour eux. Il paye sa popularité.» Il
ajoute : «J’espérais que le président Hollande en touche deux mots à Aziz, fin
novembre, mais je crois qu’il n’a pas eu le temps. L’entrevue a duré dix
minutes, ils n’ont parlé que d’Aqmi [Al- Qaeda au Maghreb islamique] et du
Nord-Mali.»
Devant son thé qui refroidit, la femme de Lémine répète
qu’elle ne s’aventure pas en politique. Puis, à demi-mot, elle confie : «Je ne
comprends pas tout ce qui se passe là-bas. Les coutumes tribales, mon mari les a
toujours refusées, assure-t-elle. Pour lui qui n’a cessé de prêcher la
démocratie, la fin du ra cisme et de l’esclavage qui gangrènent son pays, c’est
de l’archaïsme.» Elle n’a pas été autorisée à lui parler avant le jour prévu de
son procès, le 23 décembre. Son mari avait demandé un téléphone,
l’administration le lui a refusé. «Il veut que je lui apporte des médicaments
pour sa pharmacie. La prison n’a pas de médecin, alors il assure les premiers
soins quand un détenu est blessé ou qu’un autre se découvre une rage de dents.»
Regrette-t-il son passage au gouvernement ? «Pas du tout ! coupe-t-elle. En deux
ans, il a énormément fait pour son pays, notamment dans le sud, chez les
Haratines, ces anciens esclaves noirs qui survivent dans un dénuement total.
Rien que pour eux, il recommencerait demain.»
Marié depuis 2001, Mohamed
Lémine n’a jamais demandé à être français. «Il n’en voyait pas l’utilité, confie
son épouse. Et son pays ne reconnaissant pas la double nationalité, cela voulait
dire ne plus être mauritanien. Pour lui, c’était impensable.» Au Quai d’Orsay,
on lui a pourtant soufflé que «ça aurait tout changé».
(1) Le 13
octobre, le Président a été blessé par erreur par un membre de sa garde
rapprochée. Une balle lui a traversé l’abdomen sans toucher d’organe
vital.
Par MATHIEU PALAIN © Copyright
Liberation
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