vendredi 4 janvier 2013

Le triangle Chine-Inde-Afrique, nouvel horizon du "soft power" européen

En ce début d'année, les Chinois n'ont toujours pas vu le dernier James Bond, déjà un énorme succès dans le monde entier. La sortie de Skyfall, avec l'inoxydable Daniel Craig, a été repoussée pour ne pas faire d'ombre à des superproductions nationales sur lesquelles Pékin mise beaucoup. On pourrait y voir là un énième exemple du contrôle d'un marché en plein boom mais difficile à pénétrer pour les Occidentaux. Cela témoigne surtout de la soif de films étrangers des Chinois, malgré une politique de quotas: protectionnisme ou pas, 007 est bien parti pour réaliser des dizaines de millions de dollars de recettes dans l'Empire du Milieu, comme Avatar ou Batman.
Que fait l'Europe face à ces nouveaux horizons culturels à conquérir? Pas forcément assez. Car si James Bond est un espion britannique, il s'appuie d'abord sur la politique d'intense lobbying des grands studios d'Hollywood qui coproduisent et distribuent les films de la saga et ont obtenu de pouvoir vendre en Chine des blockbusters en plus grand nombre, après un accord signé par le vice-président américain en personne, Joe Biden.
Pourtant, le vieux continent, autant que les Etats-Unis, a une formidable carte à jouer dans la bataille mondiale des contenus culturels et du soft power en général, cette capacité d'influence du comportement des autres et cette force de persuasion par des outils comme la culture, les idées, les médias, ou le dialogue politique et diplomatique. Par opposition aux instruments plus directs et évidents du hard power, notamment les armées ou le pouvoir financier.
Il n'y a plus de temps à perdre. A l'horizon 2030, autant dire demain, plus de la moitié de l'humanité sera chinoise, indienne ou africaine. La Chine, l'Inde mais aussi l'Afrique, on l'oublie souvent, pèseront chacune près d'un milliard et demi d'habitants, avides d'être mieux éduqués, de rattraper leur retard et de s'insérer pleinement dans la mondialisation. Ils forment déjà un nouveau triangle dans la dynamique mondiale de développement et d'influence, la « Chindiafrique », avec ses interactions fortes dans tous les domaines : capital humain, migrations, échanges économiques, matières premières, politique internationale ou écologie.
Les Chinois et les Indiens ont notamment bien compris que l'Afrique était le nouveau terrain de conquête privilégié en matière d'influence et de soft power au sein de ce triangle. Pékin ouvre régulièrement sur ce continent des Instituts Confucius. Dans ces bras armés culturels, on distribue notamment de plus en plus de bourses d'études aux étudiants africains et on défend aussi la conception d'un modèle chinois de développement fondé sur l'exportation, des zones économiques spéciales et un régime politique qui ne serait pas "imposé de l'extérieur". Autant d'outils et d'idées de marketing du "modèle de Pékin" derrière lesquelles se glissent de gigantesques accords de fournitures d'infrastructures chinoises, en échange des ressources naturelles africaines très convoitées.
Les Indiens ne sont pas en reste. Ils exportent avec succès leurs films de Bollywood un peu partout en Afrique : Shahrukh Khan, l'immense star indienne, est presque aussi connu en Afrique du Sud que Daniel Craig. Mais New Delhi peut surtout s'appuyer sur un fantastique réseau d'Organisations non gouvernementales (ONG) et de conglomérats familiaux petits et grands, autant d'outils du soft power indien, moins étatique et plus décentralisé que celui de Pékin. Les ONG indiennes ont notamment tissé des liens forts avec leurs homologues africaines et diffusent leur savoir-faire en matière d'éducation des femmes, de micro-finance, d'énergies renouvelables ou d'inclusion des plus pauvres dans les circuits économiques. Là encore, la conquête des idées et des esprits ouvre la porte à celle des marchés: la promotion de la gestion de son compte en banque via un téléphone portable dans un village africain reculé est une bénédiction pour les exportateurs indiens de logiciels, qui ont déjà testé des solutions semblables chez eux. Les entrepreneurs indiens figurent ainsi parmi les premiers en nombre sur le continent, dans tous les domaines, de la production de riz basmati à l'industrie lourde, en passant par le mobile dont Bharti (Airtel) est le numéro 2 sur le continent africain.
Las, préoccupés par la crise économique, par les peurs de délocalisation en Asie ou d'immigration africaine massive, certains Européens - dont les Français par opposition à l'Allemagne ou aux pays nordiques - adoptent trop souvent une attitude frileuse à l'égard de cette Chindiafrique. Or ils ont un modèle culturel de dialogue et de diversité à défendre et à exporter, bien au-delà de la production cinématographique, plus universelle et appréciée qu'on ne le pense. En témoigne par exemple les 10 millions de Chinois qui ont vu le Papillon (2002), avec Michel Serrault, succès inattendu comme en témoigne son piratage massif, et dont le réalisateur Philippe Muyl vient lui-même de tourner la version chinoise à Guilin.
L'Union européenne a beau accoucher dans la douleur d'une nouvelle politique budgétaire et financière commune, sa capacité à aboutir in fine à un compromis est déjà un exemple en soi pour des ensembles continentaux comme l'Inde ou l'Afrique dont la cohésion n'est pas une mince affaire. La culture du dialogue de l'Union Européenne est certes laborieuse, mais elle intéresse hautement l'Union Africaine qui s'en inspire ouvertement pour régler des conflits comme en Côte d'Ivoire. De même, l'Inde démocratique, qualifiée parfois d'Etat faible, est aussi sensible au soft power européen, à sa capacité de promouvoir son point de vue en douceur, en cherchant des alliances multiples, dont Delhi est friande, dans des instances comme les Nations Unies, ou sur des sujets internationaux comme les négociations commerciales sur les services. Les 54 Etats africains sont d'ailleurs là des alliés aussi précieux.
Face à une Chine souvent accusée de développer avec l'Inde ou l'Afrique des relations reposant sur le rapport de force, l'Europe peut être perçue comme une alliée, pour rééquilibrer les relations et élargir le triangle Chindiafrique à d'autres partenaires. A Pékin même, la méthode européenne peut inspirer les tenants d'une vision d'une Chine bien insérée dans la mondialisation et renonçant à une vision impériale, pour se concentrer sur son propre épanouissement, loin d'être évident. Mais la culture européenne du dialogue et du compromis n'est vendable que si le soft power se double du hard power. Et pour cela l'Europe doit sortir de sa crise économique. Et elle ne peut le faire qu'en trouvant un nouveau consensus sur une réponse commune au défi Chindiafrique, au lieu que chacun ne fasse cavalier seul comme on le voit depuis quelques années.
Aux Français notamment de comprendre que la démondialisation n'est pas une solution. Aux Allemands de comprendre que le "tout exportation" n'en est pas une non plus. Une chance, la Chine, l'Inde et l'Afrique sont plutôt partisanes d'une mondialisation modérée. Une Europe unie peut dès lors imposer une plus grande symétrie dans les échanges économiques internationaux, au lieu de s'ouvrir à tout vent et d'y perdre ses emplois ... et son âme.

Jean-Joseph Boillot et Stanislas Dembinski sont les auteurs du livre Chindiafrique, ou comment la Chine, l'Inde et l'Afrique feront le monde de demain, paru le 3 janvier 2013 aux éditions Odile Jacob.
 

huffingtonpost.fr

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