(Le Monde 03/12/2012)
Dans un contexte de tensions croissantes entre le président
Mohamed Morsi et le pouvoir judiciaire, l'Egypte s'enfonçait lundi 3 décembre
dans la crise après le refus d'un influent groupe de juges de superviser le
référendum sur le projet de Constitution prévu le 15 décembre. Dimanche soir, le
Club des juges d'Egypte, qui avait déjà appelé les tribunaux à cesser le travail
jusqu'à ce que M. Morsi renonce à ses pouvoirs élargis, qu'il s'est attribué par
décret le 22 novembre, a annoncé que les magistrats, dont la plupart ont été
nommés sous Hosni Moubarak, ne superviseraient pas le référendum. Quelques
heures plus tôt, la Haute Cour constitutionnelle avait rejoint la Cour de
cassation et d'autres tribunaux du pays dans une grève illimitée pour dénoncer
des "pressions" exercées par le camp du président islamiste.
Baudouin
Dupret, juriste et directeur du Centre Jacques-Berque à Rabat, au Maroc, analyse
les raisons de cette crise qui oppose le président égyptien Mohamed Morsi aux
magistrats du pays.
La magistrature égyptienne et le président
Mohamed Morsi entretiennent-ils des relations antagonistes depuis l'arrivée au
pouvoir de ce dernier ?
Il ne faut pas voir les juges comme un bloc
idéologiquement opposé aux Frères musulmans. L'instance judiciaire a toujours
été en Egypte un bastion de conservatisme qui n'est pas forcément opposé à leur
ligne. Il serait également exagéré de voir les juges comme des produits de
l'ancien régime. Ils étaient assez indépendants. Dans les hautes instances
judiciaires, comme le Conseil des juges ou la Cour de cassation notamment, les
nominations n'étaient pas politiques. Les juges avaient ainsi été extrêmement
actifs dans le processus de supervision électorale post-révolution pour garantir
la crédibilité des élections, en écartant notamment des candidats de l'ancien
régime et en les prémunissant de la mainmise du régime.
La crise est
survenue au moment où la Cour constitutionnelle a été saisie de recours qui
allaient gêner Mohamed Morsi et étaient en phase avec ce que l'opposition au
président voulait promouvoir. Cela a cristallisé les conflits entre lui et la
Cour constitutionnelle, comme l'a également fait l'éviction du procureur général
par Mohamed Morsi. La Cour constitutionnelle a annulé une partie des élections
législatives mais, en cela, elle n'a fait qu'appliquer la jurisprudence de
l'époque Moubarak. D'un point de vue technique, elle n'a fait que répéter sa
jursiprudence, mais Morsi a interprété cela comme une opposition aux Frères
musulmans. Depuis ce moment-là, les Frères ont acquis l'impression qu'ils
allaient être empêchés par la Cour, donc il y a eu un durcissement. Les
événements actuels sont l'aboutissement de la cristallisation de ce
conflit.
A quoi tiennent les divergences actuelles entre
l'institution judiciaire et le président Morsi ?
Le gros problème tient à
la validité de la Constituante. Elle est issue du Parlement, or l'élection du
Parlement elle-même a été invalidée en partie par la Cour constitutionnelle. Il
y a un effet domino sur la validité de la Constituante. Ceci dit, la Cour ne
s'est jusqu'à présent pas prononcée sur la cinquantaine de recours dont elle a
été saisie par des acteurs politiques contre la Constituante. Mais elle dispose
de bons arguments pour l'invalider.
En passant, le 22 novembre, un décret
qui interdit tout recours en justice contre ses décisions et contre la
commission constituante, le président Morsi n'est pas dans son droit. Il veut
garantir une Constitution qui lui soit plutôt favorable. Comme de nouvelles
élections législatives doivent avoir lieu peu de temps après, il veut
principalement arriver aux élections en position de
force.
Constitutionnellement, c'était une action douteuse et critiquable.
Les juges ont eu une réaction normale à ce décret : aucune institution
judiciaire dans le monde n'accepterait qu'on la prive de son pouvoir de
contrôle, même pour une période donnée. Politiquement, il n'est pas sûr non plus
qu'il gagne son pari et son bras de fer avec l'opposition.
En ce qui
concerne la Constitution, au-delà du contenu peu rassurant de certains articles
et des contestations de l'opposition, la question de procédure en droit est
fondamentale. On peut avoir un beau texte, mais si les modalités procédurales
sont douteuses, alors le texte lui-même devient douteux. Les modalités
d'adoption du projet de Constitution imposée par Mohamed Morsi ont rendu tout le
processus contestable.
Comment peut évoluer ce conflit entre le président
égyptien et l'institution judiciaire ?
Jusqu'à présent, Mohammed Morsi a,
à chaque fois, avancé ses pions en forçant les autres à faire bouger les lignes,
tout en étant capable lui-même de lâcher du lest. Il avance, perce les lignes de
l'autre et recule un petit peu sans jamais revenir à la position initiale. C'est
une tactique. La menace de boycott de la supervision du référendum du 15
décembre par les juges n'est pas rien. Toute la crédibilité et la transparence
du scrutin en sera mise en cause. Le président Morsi peut aller quand même
jusqu'au scrutin, mais cela exposera immédiatement ce référendum aux doutes et
aux suspicions les plus fortes, car il n'y aura ni assesseurs issus de
l'opposition ni une bonne partie des juges.
Il a un intérêt à lâcher s'il
veut que le référendum soit un succès, mais si seul le chiffre l'intéresse,
alors il a intérêt à aller jusqu'au bout. S'il veut négocier une sortie de
crise, il lui faudra au minimum reporter le processus référendaire et aussi
certainement revenir sur les modalités d'écriture de la Constitution. Je fais le
pari qu'il ira jusqu'au bout, car il est désormais pris à son propre jeu. Par
ailleurs, à l'intérieur de la magistrature, il y a des clivages. Tout le monde
n'est pas sur la ligne du boycott. Il peut miser là-dessus et sur la
participation annoncée du Conseil supérieur de la justice, équivalent du Conseil
supérieur de la magistrature français. Mais il n'y a déjà pas assez de
magistrats en Egypte pour superviser les élections. Alors si certains
boycottent...
Propos recueillis par Hélène Sallon
Le Monde.fr
| 03.12.2012 à 17h53• Mis à jour le 03.12.2012 à 17h59Propos recueillis par
Hélène Sallon
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